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Incongruités

 

Balade vespérale

La marquise sortit à 5 heures, sa coiffure tout en échafaudage et rubans montée haut sur le crâne, une mouche noire collée à droite de la lèvre carmine supérieure, une sorte de mantelet en mailles fines délicieusement posé sur des épaules vieillissantes, son ombrelle négligemment balancée par un poignet ridé. La marquise ne sortait qu’une fois par jour, pour humer l’air de la ville et se mêler au peuple. Les odeurs des rues la firent frissonner mais c’était sa manière à elle de s’encanailler. Elle pourrait dire dans les salons qu’elle fréquentait qu’elle côtoyait le peuple et donc qu’elle ne craignait point ces grands enfants ! Sur la place du Carrousel, une surprenante machine avait été montée ; son laquais lui apprit qu’elle avait pour nom « guillotine ». Quel drôle de nom sourit la marquise avant d’être entraînée par une foule en délire. A l’aube du 23 août 1792, au pied de l’échafaud, des badauds s’amusèrent de quelques plumes tombées d’un chapeau et d’une ombrelle abandonnée. On ne vit plus guère de marquise sortir à 5 heures…

Février 2008
 
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Îles et steampunk


À l’ouest de la Bretagne on raconte que les îles sont reliées par des filins, des cordages métalliques, flottant entre deux eaux. On raconte aussi que grâce à une installation fort compliquée, les îles sont amarrées par des roues de tailles variées à des rails sous-marins, en vertu de quoi les îles peuvent être déplacées comme des trains entiers de wagons auxquels on a emprunté l’idée et la technologie ferroviaires.

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Concrètement, les rails sous-marins serviraient à des locomotives de tractage des îles, à l’instar des chemins de halage le long des canaux : un cheval tractait une barge, une péniche ou tout autre véhicule fluvial grâce à des cordes.

On raconte que des sous-marins servent à la très secrète Compagnie des Îles pour transporter du matériel et des ouvriers d’entretien. Certains sous-marins sont équipés de roues cachées, rétractables. Mais tension des cordages, pression trop intense, implosion, vétusté des navires, difficultés de les entretenir au grand jour, guerres secrètes… rendent le travail des sous-marins extrêmement complexe et dangereux. Cette hypothèse, farfelue au premier abord, expliquerait les disparitions surprenantes d’un certain nombre de bâtiments, depuis des dizaines d’années, en Méditerranée, au large de Toulon notamment, là où l’on peut compter un chapelet d’une dizaine d’îles...1 Mais aussi en Mer du Nord et plus récemment en Atlantique sud…

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Ces déplacements d’îles, reliées entre elles par les cordages et filins dont on a déjà parlé, relèveraient de la responsabilité d’une Entreprise ésotérique (La Compagnie des Îles) dont les intentions restent mystérieuses. On raconte que l’Entreprise se charge de recruter son personnel technique et de manutention parmi les marins, les scaphandriers et les désœuvrés croisés dans les ports, restés à quai, dans les tavernes et dans les rêves.

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En vous promenant le long des mers, sur les côtes par les grèves, les rochers ou les dunes et si vous êtes attentifs aux moindres mouvements, vous vous apercevez que les îles, brusquement ou fort doucement, bougent, se déplacent, changent d’aspect, qu’imperceptiblement les côtes de ces images plus ou moins lointaines -que sont les îles- se décalent, que leur orientation change. Vous ne voyez plus les phares, les balises, les constructions des îles exactement à la même place qu’auparavant.

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Ces modifications ne sont pas effets de la lumière ou de vos propres pas. Elles sont effet de déplacements volontaires des îles décidés par l’Entreprise. Tout comme, sous vos pieds et même par votre oreille interne, vous ne savez pas que la terre tourne -et pourtant elle tourne...-, vous ne savez pas que peut-être est-ce vous l’immobile et les îles les mouvantes…

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Les bruits des rouages, des tractions, des roues sur les rails, les grincements et les tiraillements, les heurts entre le métal et la roche, tous ces bruits sont couverts par les bruits de la mer, le roulis des vagues, des galets et du vent. Par temps calme, on dit que les oiseaux se chargent, par leurs piaillements de masquer les bruits industrieux. Les mammifères marins également, par leurs cliquetis, borborygmes et plaintes participent à ce masque sonore.

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On appelle « chapelets d’îles » cette traînée d’îles à l’unisson. On ne sait pas exactement quelles îles sont concernées. Toutes les îles des mers le sont-elles ? Si non, pourquoi certaines échappent-elles au collier invisible ? Aucun document officiel ou crypté ne donnent de réponses satisfaisantes. Les grandes îles échappent-elles aux déplacements ?

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Il arrive que des algues s’accrochent aux cordages ou s’infiltrent entre les rails et fassent, par ricochet, dériver ou s’enfoncer ou dévier de la route prévue une ou plusieurs îles durant leur translation. On peut voir – mais notre ignorance nous laisse croire que c’est illusion d’optique ou fantasmagorie- l’île pencher, se brouiller, disparaître… Certaines terres ont jadis sombré sous les yeux interdits de promeneurs. Il s’agissait vraisemblablement d’îlots pas assez importants pour être répertoriés ou pour que leur souvenir survive à leur étrange disparition.


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Pour éviter les accidents dus aux algues, on a inventé, à côté de leur ramassage manuel, un moyen mécanique de torsion (les « scoubidou »). De mai à octobre, des flottilles de bateaux goémoniers arrachent le goémon des fonds marins. Ce travail est l’équivalent, en mer, des désherbages et de l’entretien des rails de chemin de fer et de tramway dans nos villes.

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Quoique l’on raconte, personne ne sait pourquoi cette entreprise de déplacements occasionnels des îles, est toujours et encore restée secrète, jamais dévoilée. On imagine mal son utilité pratique ou à quelle sorte d’économie elle obéit. Certains chercheurs émettent l’hypothèse qu’il ne s’agit que d’imagerie poétique, d’entretiens de rêves faits de sables et de mirages pour que rien de définitivement stable soit avéré et ainsi nous fige.


La Compagnie des Îles serait une émanation technologique de l’idée du monde flottant des japonais, un ukiyo modélisé…

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La mécanique mise au point par les ingénieurs ne servirait qu’à entretenir, chez les promeneurs, le don d’observation, l’émerveillement et la stupeur des regards, la capacité de questionnement et de doute permanent. Les passants devisent aussi entre eux, échangent des points de vue en déplaçant leur réel point-de-vue, s’entretiennent et parlent de choses et d’autres, en regardant les îles à l’horizon qui voyagent…

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Si, dans les journaux, on évoque avec fierté les câbles sous-marins, les buses installés pour le passage de l’électricité, du gaz, du pétrole, de la fibre, ce n’est pas mensonges mais on omet de nous instruire également quant aux installations qui servent à l’entretien des cordages entre les îles et des rails sous marins.

Peut-être pour garder poétique cette industrie et intacte de toute perversion ?


Anne Jullien

février 2019-octobre 2019

à Franck

1Le 5 décembre 1946, l'U-2326 est considéré comme perdu avec les 19 marins, ingénieurs et techniciens ; le 24 septembre 1952, La Sibylle, avec quarante-huit hommes à son bord, n'est pas remonté à la surface ; le 27 janvier 1968, c’est au tour de La Minerve de disparaître entraînant dans la mort ses 52 marins (son épave est enfin retrouvée le 22 juillet 2019) ; le 4 mars 1970, l’Eurydice et ses 57 hommes implose à 600 mètres de profondeur...

 

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