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dimanche 11 octobre 2015

Frayeur

On m'appelle Enna Neiluj. Patronyme aux consonances abusivement nordiques. En réalité, c'est l'anagramme de son nom, à Elle.

Ce qu'elle écrit m'ennuie. Ou m'agace. Aussi, pour passer le temps et me donner quelque consistance, j'ai décidé de noter au fil des jours des anecdotes ou des réflexions. Je sais, il semble difficile de croire qu'un personnage puisse réfléchir ; de manière autonome, je veux dire. Cependant...

Mon existence ne dépend vraisemblablement que de ses quatre volontés. Toutefois, comme je doute de la fermeté de sa volonté, du moins, comme je l'estime aléatoire, j'ai quelques soucis. Soit mon existence est en conséquence, elle aussi aléatoire : je n'existe que par à-coups, par intervalles. Soit je profite des muscles, des événements et du nom qu'elle m'attribue à son gré pour me construire sans elle, ou m'inventer dans les interstices de l'histoire, dans ce qu'elle appellerait pompeusement "mes espaces de liberté".

Depuis quelques mois, elle est en train d'écrire (laborieusement je dois le dire ; je suis la mieux placée pour le savoir) son roman qu'elle n'a pas voulu autobiographique. Usant d'un subterfuge, elle a inventé, à partir de sa vie, quelqu'un, moi en l'occurrence, qui vivrait et parlerait à sa place ; un personnage à sa ressemblance mais qui ne serait pas elle, et dont elle articule les moments d'existence à sa convenance.

Ainsi il m'arrive d'être adulte, mère, épouse avec ce que cela comporte d'anecdotes et de sentiments y afférent, pour me retrouver propulsée le lendemain enfant parmi les enfants, entre fougères, pierrailles, talus, chasse aux papillons et écorchures aux genoux ; j'ai huit ans ! Elle me bringuebale d'âge en âge, de réminiscence en séquences d'anticipation : me voici femme amoureuse pour sans avertissement ni logique linéaire me retrouver fillette apeurée ou vieillarde assagie, assise sous une véranda.

Je vous laisse imaginer les traumatismes qui ont loisir de s'installer en moi, à force d'exister ainsi cul par-dessus tête, sans aucune cohérence explicite, sans aucun lien bien ficelé entre les différentes époques de ce qu'elle a décrété être ma vie.

Ma vie intérieure est en morceaux, décousue, anarchique, insensée. Elle ressemble à un patchwork de rêves et de cauchemars qui me laissent au réveil, pantelante, désarticulée, désorientée : je n'ai pas le temps de me retourner que déjà elle m'attribue un sentiment contraire à celui, qu'en quelques mots, elle vient de me faire subir. Je n'ai pas le temps de m'attarder, de savourer ou de fuir, tout s'accélère et le temps précipité me précipite avec lui.

Comment n'être qu'un pantin manipulé par une femme qui ne veut pas dire son nom ? Au début, il restait tellement d'ombres autour de mon personnage encore à l'état d'ébauche, que rien ne m'affectait sensiblement. Je n'avais pas une claire conscience de ce qu'elle faisait de moi, donc de ce que j'étais : une ébauche, un fantôme, un songe, un jeu ?

Puis de jour en jour, ma silhouette a gagné des formes plus achevées ; épaissie, elle a pris de l'ampleur en même temps qu'elle se trouvait plus limitée, telle une boule d'énergie s'incarnant dans un corps, s'y faufilant, aussitôt s'y perdant. Je me suis alourdie de souvenirs épars et je sentais son regard de plus en plus inquisiteur, de plus en plus fixé sur moi. J'en suis arrivée à devenir sa prisonnière en gagnant l'existence, ce qu'elle m'en concède. Captive de ses humeurs, de son style, de ses artifices ou de ses lubies, j'en suis au point où je suis assez pourvue de conscience et de mémoire pour regretter le vide, la non-existence, l'indifférent néant dans lequel je baignais. Avant. N'étant pas, l'ignorant, ne sentant ni ne pressentant rien. Dorénavant je vis cette situation absurde, qui consiste à regretter pour moi-même, un état qui en réalité n'a jamais existé, ne peut et ne pourra jamais exister : le bonheur du vide, le néant comme âge d'or, la conscience de quelque chose qui n'engendre ni n'autorise la conscience...

Voilà trois jours qu'elle n'a rien écrit ! J'ignore, bien entendu, ce qu'elle a fait de ce temps. Ce que je réalise, c'est qu'elle ne s'est guère occupée de moi, sa chère Enna, me laissant à moi-même, c'est-à-dire à qui ?

Puis brusquement, elle m'extirpe de cette léthargie, tire les rideaux et je me retrouve transplantée en Guadeloupe au service d'une entreprise de production et de conditionnement de bananes ! L'épisode est si rocambolesque que je ne résiste pas à l'envie de le raconter. Je vis alors avec un homme qui, je le sais d'avance puisqu'elle a déjà raconté cette scène au chapitre précédent, deviendra par la suite mon mari ; toutefois, en ce jour, mon amant m'apprend que la femme qu'il vient de quitter attend un enfant, de lui... Imaginez : je n'étais rien, ne demandant pas à être et me voici sommée de régler un enchevêtrement dramatique de situations et de sentiments terriblement humains. Figure de mots et de papier, je n'ai aucune expérience de ce genre de problèmes ; précipitée en ce piège, je découvre les gestes à inventer en ces circonstances et horreur ! je découvre les chausse-trappes du choix ou plutôt du geste que l'on fait à un moment de sa vie ; ce geste qui enchaîne la suite de votre existence comme B suit obligatoirement et arbitrairement A ! Comment aurais-je pu deviner cela ? Tirée du rien, je m'éveille, sous ses doigts, en plein marécage, prise dans les filets de la loi de causalité.

Que suis-je ? un personnage inventé dont quelques aspects sont mis en lumière, exposés, dont l'existence n'est qu'une mise bout à bout de nuits, de gestes, de pensées et d'anecdotes sans relations logiques. Elle me balade ici et là, piochant dans son nom et sa propre histoire des bribes, des restes qu'elle pense significatifs ou qui la taraudent encore et tout cela forme le tissu de ma propre existence, mienne et si étrangère.

Je ne me reconnais pas dans ce fatras, ne sachant jamais ce que réellement je fus année après année, puisqu'elle ne daigne pas tout raconter. Pour elle, ce qu'elle tait ne cesse pas d'exister et d'avoir pouvoir et sens dans sa vie, son parcours mais pour moi ? Je ne suis qu'un tricot à mailles lâches et troué. Ce qu'elle écrit sous couvert d'histoire romanesque a beau virevolter autour de moi, personnage principal, ce qu'elle écrit ne me concerne ni ne m'intéresse. J'en suis dépositaire mais c'est une nature morte posée sur moi. Elle m'utilise, n'a aucun attachement pour ce qu'elle fait de moi ; je ne suis qu'un ersatz de vie, un avatar. Une fois son livre achevé... achevé ? Non, me voici bouleversée, hélas ! elle a réussi à m'affubler de sentiments et j'en mourrai. Elle m'a façonné assez pour que je perde ma belle indifférence de personnage, d'utilité. Elle m'a encombrée de dépôts humains, de désirs et de mélancolie. Et pfuitt, une fois sa catharsis terminée, elle rebouche son stylo, clôt le manuscrit et adieu Enna Neiluj, retourne d'où tu viens !

Mais non ! non ! On ne peut être sortie du néant et y retourner ; on n'est pas intacte alors ; on ne sort pas indemne d'un petit bout d'existence ; on est comme une outre bondée d'eau, d'alcool, de sperme et de sang ; on devient lourde ainsi, on a pris du poids, de la taille et le néant ne vous contient plus :"Ah ! non, Enna Neiluj, désormais tu as vécu, tu n'as plus ta place en pays d'inconscience. Tu es lourde et tavelée, tu as connu l'usure, le soleil et les mots. Tu es le fruit dans lequel on a croqué, la neige piétinée, la nuit inondée de lumière. Tu n'es plus digne du rien !"

Voilà mon avenir, une fois le livre terminé : l'errance, le regret, le voyage immobile et muet, dans le Grand Nulle Part.

Pourquoi m'avoir extirpée du rien ? Je te hais toi qui ne t'es pas contentée de vivre ta vie mais as cru bon de m'inventer. Quel égoïsme... J'oubliais quelques-unes unes de ses pratiques, faisant partie de son travail d'écrivain, je présume. Non contente de me précipiter dans l'existence et de me tirer à hue et à dia, elle me brouille. Ou me déchire parfois. Elle est en train de m'écrire, de me mettre en situation, elle commence à me prêter des sentiments, me fait agir, puis retenant mon souffle je la sens qui s'interrompt, se penche sur la feuille, ajuste ses lunettes, allume une cigarette et se relit... crriiitch, elle me rature, recommence, prend les événements par un autre bout, les agence et les articule différemment. Elle raye, inscrit d'autres mots dans les interlignes, rajoute, retranche, ponctue, et me voilà retournée, à peine façonnée je me retrouve dans une position inverse ; des sensations qu'elle me prêtait il ne reste que des indices, des mémoires en moi, vaines puisqu'elle a décidé de changer de point de vue. Par exemple, lors d'une scène, je me promène sur mon vélo, au printemps (je dois avouer que cette séquence fut assez plaisante), seule sur les routes égayées du pépiement des oiseaux et schrriiiitt... je suis raturée ! Cette scène ne lui convient plus, elle préfère me montrer en proie à l'insomnie alors que la tempête rage au-dehors ! La première scène non seulement est raturée mais non retenue et la feuille jetée en boule dans la corbeille à papier. Elle rejoint ainsi, désinvolte, des litanies d'autres chapitres nuls et non avenus, toutes mes mémoires mortes... Car qui finit dans la corbeille si ce n'est moi Enna, nulle et non avenue, encombrée de scènes inutiles à l'économie de l'intrigue mais bel et bien écrites, vécues et ressenties par moi. Je bous, au fond de ce rebut, d'impatience et de stérile révolte sous son regard imperturbable, omniscient, dévastateur.

Criminelle impunie, cette femme, dont j'entends la pensée et qui ne m'en lègue que l'incohérence.

Cette fois-ci c'en est trop. Elle dépasse les bornes. Elle a donné à lire à quelques amis les feuillets de son roman qu'elle juge acceptables. Pour ma part j'avais fini par m'installer un peu dans cet arrangement de scènes et de séquences. Je m'y étais aménagée une petite place où exister à l'abri, puisque apparemment elle avait convenu de la viabilité de ces chapitres-là. Du moins, ces instants-là m'appartenaient, je pouvais enfin essayer de les comprendre et de les apprécier : elle n'allait plus y toucher ; c'était donc devenu mon univers, échappant à la mouvance de l'écriture en train de se chercher. Là, plus d'hésitation, de ratures, de doutes ; fini les risques de brouillon, de déchirure, d'amputation. L'histoire était figée, je pouvais enfin m'y lover et m'y retourner à mon aise. Patatras la belle ordonnance ! ma belle ordonnance ne convenait pas à ses amis qui s'ingénièrent à critiquer ceci et cela, la couleur de ma robe en ce jour d'hiver, cet amour qui leur semblait trop cru, le prénom de ma fille, ma façon de faire ma toilette et mon désintérêt pour les choses réelles... Tout cela manquait de cohérence, ou de nuance, ou de pertinence, que sais-je encore ! Après moult et âpres discussions, elle se résolut à tenir compte de quelques-unes unes de ces opinions bien intentionnées et que croyez-vous qu'il arriva ? Elle saccagea ces quelques scènes à l'intérieur desquelles je m'étais installée benoîtement et les bouleversa, jetant la pagaille dans l'ordre intérieur que j'avais réussi à arpenter, mesurer, ménager, accepter...

C'est alors que j'ai compris mon malheur, le vrai, le grand, l'éternel, l'inévitable. Le livre fini, ce n'est pas dans les espaces insoupçonnés du Grand Nulle Part que j'errerai, livrée à moi-même et à d'insolubles interrogations. Ce n'est pas dans cet espace de liberté que je commençais juste à concevoir, à admettre même. Mais c'est bel et bien livrée à ces milliers et milliers de lecteurs anonymes, fouilleurs, égotistes, paresseux ou exigeants. Livrée à leurs lectures intégrées à leur vie et soumises à leurs caprices ! Si l'envie les prenait de sauter un paragraphe ? et de croire que ce qu'ils lisent leur appartient ? Si l'envie les prenait de projeter leur existence sur les épisodes de ma vie ? Oh ! l'horreur ! livrée aux manigances et aux innocences de dix mille yeux scrutateurs qui ne cesseraient de me voler, de me piller, de me travestir.

Moi qui ne rêvais que de dormir entre les pages, aurais-je préféré demeurer entre ses mains ? rester sa captive, à elle seule ? Je...

Le corps sans vie de A.J. a été découvert ce samedi matin, à son domicile. Aucune lettre à ses proches, aucun indice de dépression antérieure... rien ne laisse supposer un suicide. On a simplement trouvé sur son bureau une énorme liasse de feuilles blanches toutes numérotées dont la première portait une inscription inachevée : FRAYEUR...