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vendredi 24 juillet 2015

fonctions vitales

Je ne suis pas une espèce curieuse, juste observatrice et observée par qui passe. Ce que je vois, je l’enregistre. Je me déplace dans les rêves, nus pied et sans bouger. Chose morte mais un peu vivante, dorée par le soleil placardé à la vitre, chauffée par le soleil collé à la vitre, brûlée par le soleil cloué à la vitre. Si je regarde dans un miroir flaque fond de casserole bouclier couvercle œil carrelage, je distingue une forme trapue, retournée sur elle-même, tête sans visage inclinée vers des hauteurs, yeux vides, on ne sait pas si enfouis dans la masse il y a il pourrait se trouver s’en extirper, des membres. Un langage articulé, non. Je me nourris de ce qui passe même l’oubli.

Autour, des gens vivent, des animaux me reniflent, tournent autour de moi et parfois s’y frottent non pour une caresse mais pour, animaux qu’ils sont, frotter leurs odeurs, m’inclure dans leur territoire. Les gens, je les observe vivre, je suis leurs déplacements – dans la mesure des angles et des espaces géométriques que je perçois, parfois en tendant le cou, entre les lignes des portes et celles des seuils du plafond des murs, qui quelquefois tournent à la sphère. Objet posé là je les observe se lever d’un fauteuil s’asseoir allumer une télévision porter du linge le repasser enregistrer un film le repasser, allumer une cigarette, lister des courses à faire des choses à prévoir des chiffres. Ils listent, se déplacent, passent d’assis à debout, appuient sur des interrupteurs, ne me voient pas, se parlent, parlent, dorment. Se lèvent chaque matin. Ensuite j’attends. Seule la lumière qui passe ou non à travers la vitre m’apprend que quelque chose qu’ils appellent le temps, passe.

Je n’ai pas toujours été ainsi. Mais j’ai perdu les mots et avec les mots les mouvements. Avec les mouvements les regards. Avec les regards les pensées. Avec les pensées les désirs. Je mens, je n’ai pas perdu les mots mais ceux que je prononce ne sont pas ceux qui se formulent dans ma tête ; quelque chose s’est interrompu un jour, je me souviens de ça, je pensais baignoire et je disais ordinateur. Je ne pense pas que ça ait un lien même caché, ces deux mots-là ? A force de dire des paroles insensées, des mots-jambes qui se prennent les pieds dans les tapis, je me suis tue et à force, chose devenue imprononçable, je suis devenue innommable. Tout s’est passé très vite ensuite. Je me suis reléguée dans les coins, rasant les murs puis les sols pour finir, là. On ne m’a pas trop cherchée à vrai dire. Mais j’ai des rêves flageolants qui traversent mon cerveau et les nuages qui traversent le bleu. A force de pas de mots prononcés on finit par plus de pensées alignées, on saute du coq à l’âne et même les songes se brouillent. Les images s’il n’y a rien pour les dire elles perdent les couleurs et les formes. Je suis devenue une image brouillée. On m’habille, je me laisse faire, on me nourrit, je me laisse faire, on me lave, je me laisse faire. Une fois on m’a sortie au jardin. Les sensations sur la peau on n’y peut rien, elles se déposent sur vous, on ne peut pas les empêcher, c’est cruel. Elles vous infusent et sans paroles je n’avais que mes yeux et sans paroles je n’avais plus d’âme, mes yeux c’était devenu le miroir de rien. Quand on regarde les gens avec seulement des yeux, chaque heure, chaque seconde, des yeux qu’il faut décrypter, c’est usant pour les gens, c’est des chausse-trappe à n’en plus finir, ils détournent leurs yeux, ils vous interrogent avec des mots pour vérifier vos sensations et c’est là qu’on se rend compte que les yeux ne disent rien. Rien. Orphelins des mots. Depuis, j’ai des regards blancs. Quand on veut me porter dans le jardin je me cabre, tout résiste, même mou je pèse des tonnes dans ces moments-là, il faudrait me traîner, je grogne, on abandonne. On me laisse, là. Je préfère le blanc de cuisine que toutes ces papilles du dehors, les sensations-insectes qui me dévorent. Je ne pourrais que hurler et je ne suis quand même pas un chien. Pas un chien mais quoi ? une couverture qui bouge un plastique chiffonné une éponge oubliée dans l’évier un souvenir dans la tête de qui un secret de tiroir. A vrai dire, j’aurais pu rester debout, m’habiller, me laver, marcher, allumer des interrupteurs, repasser des chemises, voir défiler des mondes sur les écrans, ce qui s’est rompu ce n’est que le passage des mots de moi vers dehors. Il faut croire que les mots en bouillie ont fini par immobiliser mes gestes aussi, amassés les mots dans les tuyauteries et sur la langue ou dans la gorge non dans les creux du cerveau ils ont fini par paralyser le reste du système. Quand les mots ne trouvent pas le dehors, le dehors ne peut plus se former à l’intérieur non plus, on est deux et entre les deux il y a un mur invisible impénétrable infranchissable tout va à vau-l’eau à la suite. Je me suis tassée sur ça, d’un côté du mur.

Certaines nuits, on s’en va et on me laisse. J’arrive à passer par où passent les animaux, les portes entrouvertes. Dans la neige parfois. Je me traîne, je me glisse, sur le ventre sur les talons à genoux accroupie ployée courbée jamais debout jamais et je hume la nuit le froid l’hiver les saisons les étoiles le blanc les cahots de la lune les faux silences des obscurités le goudron des rues le gel des sillons je croise les hérissons égarés les chats en maraude parfois des renards des renards ! Alors je rentre courbée ployée accroupie à genoux sur les talons sur le ventre, je rampe, je me glisse, je me traîne à l’intérieur, au chaud et je pleure. Je hurle les mots invraisemblables , je gémis les mots étranges qui ne disent rien et trahissent et font ma douleur, ridicule. Alors je tais ces mots falsifiés ce fatras mémorisé en vrac et je deviens une plainte de nuit. Au début, au début de ce que je suis, quand j’étais encore apte à m’habiller, à me laver, à me montrer debout parmi les gens, quand à l’intérieur de ma tête il y avait encore de l’ordre et du désir, j’ai essayé d’écrire. Je me suis dit tu ne peux plus parler ce que tu vis mais tu peux écrire les tentations de paroles et ce fut le même pêle-mêle imbroglio pataquès la foirade intégrale alors ça aussi c’était parti pfft au-dedans de moi de ce qui restait de moi de ce qui singeait moi de ce qui ? tous ces remords d’écriture se sont faufilés entre mes neurones et mon cœur a failli s’arrêter. Depuis silence radio et si les gens allument le son de la télévision ou de la radio alors je bouche mes oreilles avec mes manches infinies et je me balance. C’est trop affligeant pour moi toutes ces paroles qui défilent et s’infiltrent par tous les pores de ma peau et qui viennent rejoindre les miennes dans ce cul de sac qu’est devenue ma cervelle. Et rien pour les éliminer rien pour détourner mes oreilles de ces bruits de l’intérieur qui cherchent à sortir défilé militaire ou débandade et se cognent violents au mur invisible aux portes écoutilles soupiraux vasistas hublots ouïes. Ahhh ma tête contre les murs dedans et dehors. Ma tête contre les murs. Même les stylos crayons plumes bois fusains craies pinceaux touches de clavier inscrivent les mensonges hallucinés des dictionnaires à la place de mes mots à moi enturbannés peaufinés parfumés mirifiques cajolés. Rien n’a de lien et tête morte je suis.

En finir j’ai pensé. De tout et de la gêne et de la compassion et des gens et des peaux mortes et des placards de mots chiffons balivernes défoncer le mur moi. Premier essai : enroulée dans le terrier d’un renard une de mes sorties nocturnes en finir en boule autour de la chaleur de mon ventre les animaux ont hurlé tournicoté tant de raffût que les gens sont venus m’extirper de là débarbouillé. Deuxième essai : sous les pneus calandre essieux en finir écrasée enfoncée dans le bitume par une machinerie mécanique mais le conducteur averti par la forme relief embûche en sorte de tissu amoncelée sur sa route a freiné pile le relief c’était moi sorti indemne c’est-à-dire en échec. Troisième essai : je me suis lancée du haut des escaliers escaladée à hue et à dia auparavant chaque marche hisse et ho pour tête en bas finir fracassée explosé ce cerveau aux aberrantes circonvolutions en zigzag couteau de cuisine et cisailles entre les synapses hélas tête intacte côtes brisées ont diagnostiqué soupiré les gens cette foi assez on n’en peut plus soupir ce fardeau excuse de regards à regards vers moi mais j’ai fait les yeux blancs. Désormais je suis corps allongé blanc draps empesés lit de métal surélevé et fonctions vitales indemnes ont dit les blouses , le patient pourra vivre normalement comme avant. Fonctions vitales indemnes vitalité indemne fonctionnalité indemne fonctions vitales indemnes. Vivre comme avant ? Fonctions vitales ? Et de rage. J’ai décidé toute mon énergie sous les draps tendue non plus à rêver l’éjection des mots à rêver faire coller les mots dedans dehors, foutu ce rêve mais énergie tendue à mourir puisqu’il ne reste que ça fonctions vitales indemnes où ? derrière le mur. Pierre au cou. Je finirai bien par trouver la manière tout le temps devant moi l’éternité avant d’en finir je trouverai la manière. Et cela que vous lisez c’est impossible du jamais dit

27 Novembre 2005