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Le phasme est un insecte aptère dont le corps allongé ressemble aux brindilles sur lesquelles il vit. Dans nos régions, les phasmes ne vivent pas sauf dans les laboratoires. Ils servent aussi comme sujet d’observation pour les enfants à qui certains professeurs de sciences les confient afin de les mesurer, de noter leurs mues et leur caractéristique parthénogénétique. Dans ce cas, il est conseillé de leur installer un nid de lierre et de le changer régulièrement.
Ce qu’il reste de la maison s’élève, orchidée au milieu de ce qui fut un parc ; laissant l’abandon épanouir des violettes, des branches mortes, des mésanges, des primevères et deux taches carmines de camélias. Comme si vivre reprenait paradoxalement possession de ce lieu déserté. Le soir surtout, la magie se déclare au travers des branchages et de la lumière, révélant l’incongruité de la maison elle-même. Cette brûlure, cicatrice délabrée de l’incendie. Ce fut une belle maison, dorénavant barricadée derrière des grilles et des remparts de contre-plaqué. A entendre le bruit continu des voitures filant sur la route en contrebas, on se croirait non loin d’un rivage et c’est la mer qui roule, indifférente. Pourtant, ce n’est qu’un lieu banal ici, une ville sans singularité si ce n’est que son cimetière abrite la tombe du Roi des Gitans. Comme toute légende, celle-ci est désolante en réalité et Alicia préfère oublier la vraie tombe et se laisser fasciner par ce titre flamboyant : le Roi des Gitans…
A quelques mètres de l’église, en sortant de la ville par l’ouest, un triangle de terre longe un virage. Il est réservé aux gitans de passage. Les gitans du virage connaissent-ils la tombe de leur Roi ?
Le soir, Alice et son mari profitent de la douceur et se promènent à travers les sentiers épargnés par la fièvre des constructeurs de lotissements. Invariablement, ils vont vers le parc et vers la maison. Ils partagent un secret à propos de ce lieu.
Un hangar en tôle rouillée, rempli d’objets hétéroclites, semble posé là en attente des ronces et des orties. Comment les propriétaires ont-ils toléré au milieu d’un paradis une telle ombre ? Alice a peur de ce lieu, de ces peurs que l’on fait semblant d’affronter accompagnés. Jamais elle ne s’aventure seule vers la maison calfeutrée sur elle-même, blessée par l’incendie mais promise au drame bien avant le drame pense Alice. Elle s’efforce d’imaginer la maison ouverte, et habitée. En vain. Aucune respiration ne s’élève sauf un souffle déjà brûlé, un souffle de terre comme si la maison avait été construite sur de la pierre fracassée ou des racines qu’il avait fallu déterrer.
Son mari n’a pas ces réticences. Il semble marcher au milieu des herbes comme un futur propriétaire, comme s’il se familiarisait avec les lieux, les sentiers, les parfums soudains, les ornières du terrain et l’espace ouvert par la cime des pins. Il lui arrive de nuit d’aller humer les ombres de cet inhabité. C’est donc pour eux l’occasion de balades paradoxales. Alice refuse même d’emporter quelques fleurs ou quelques plants de ce terrain pour les repiquer chez elle. Elle accompagne cependant toujours Francis.
Par ailleurs Alice explore assez volontiers d’autres sentiers notamment pour cueillir du lierre. Elle en a besoin pour nourrir un phasme. Un dimanche, entre chien et loup, ses pas la mènent vers la maison. Je rebrousse chemin, pense-t-elle, serrant la paire de ciseaux dans sa poche. Ridicule, j’y suis, j’y reste. Elle commence donc à choisir le lierre sur un tronc d’arbre, tout en regardant autour d’elle, ce parc, cette maison, ce silence. Qui n’est jamais silencieux, dit-elle à voix haute.
Des bruits d’oiseaux, des mésanges vraisemblablement et puis il est là, devant elle. Le chien. Les crocs découverts, à l’arrêt à quelques centimètres, aboyant furieusement et la fixant. En alerte, dès qu’elle bouge, il aboie plus fort et resserre la distance, les pattes arrières prêtes à se détendre. Alice, paralysée, le lierre à la main, la paire de ciseaux dans l’autre perd la tête, devient les seuls battements de son cœur, pense vite, pense mal, pense en rond comme le chien autour d'elle. Elle se fige, renonce au moindre geste, cherche une respiration lente, qui se perd, ne sent que le tremblement de muscles, de nerfs qu’elle tente de maîtriser en restant debout ; rester debout, c’est tout ce qui compte. Je ne te veux pas de mal, dit-elle au chien, je cueille du lierre, plus loin, il y a un chemin bordé d’églantiers et d’aubépines, je ne suis pas une ennemie, que me veux-tu ? d’où viens-tu ?
C’est un jeune labrador sable, ses yeux la fixent, la tiennent à sa merci , il ne lâchera jamais sa proie. Francis va finir par s’inquiéter, il va bien arriver, il suffit de tenir jusque là, avant la nuit, et le chien partira, je ne peux pas bouger sinon le chien va me déchiqueter. Qu’a-t-il surpris de moi que je ne sais pas ? Y-a-t-il une chose en moi capable d’effrayer à ce point un chien ? et que je ne connais pas.
Alice n’a plus conscience de son âge, elle a dix ans, une petite fille dans le soir tombant, au milieu des fougères, des herbes rampantes et des aiguilles de pin. Le jardin est immense et mange la lumière. Alice a dix ans, recroquevillée sur une terreur surgie de nulle part, alourdie d’un poids qu’elle ignore et que le chien devine. Elle se met à hurler et hurle encore au moment où Francis arrive.
Guilers 20 ??
Un jeudi matin, je prenais la ligne de bus n°1, à Brest ; ligne que je n'avais pas eu l'occasion d'emprunter depuis des années et qui traverse des quartiers et des rues très familières à mon enfance. Assez vite je me suis rendue compte que je n'entendais personne autour de moi parler français... A nombre d'arrêts, des femmes, accompagnées d'enfants et tirant/poussant des caddies de courses montaient dans le bus et se rejoignaient le temps d'un trajet. Et le bus bruissait de sons, d'intonations et de rythmes totalement nouveaux pour moi. Les femmes, coiffées de foulard, parlaient turc, il me semble.
Non seulement, je découvrais une vie matinale et féminine inconnue puisque normalement à cette heure là je suis à mon travail mais je découvrais « mes » anciennes rues comme si j'étais devenue étrangère au travers du temps passé, et de la langue entendue durant ce petit voyage. Je me suis dit, avec étonnement : cette portion de vie, de rues ne m'appartient plus ; théoriquement, ces rues appartiennent à mon enfance, cette vie m'appartient puisque j'y suis née et la langue de cette ville est ma langue ; et pourtant me voici étrangère dans « mon » pays ; mon enfance et mes souvenirs sont étrangers aux femmes qui vivent ici et maintenant ; c'est à elles maintenant qu'appartient cette portion de vie et d'espace parce qu'elles la parlent avec une autre langue, elles l'habitent et l'habillent de cette langue dont je suis exclue ! »
Sensation étrange qui ne m'a pas fait peur, comme si le temps en passant avait passé le flambeau à d'autres qui d'étrangères sont de fait devenues indigènes ; et c'est moi, l'indigène qui suis devenue étrangère, dans mon propre pays (lieu et langue). Mes souvenirs et mon passé ne pesaient pas lourd dans la balance et ne justifiaient plus mon appropriation du lieu investi par d'autres désormais. C'était un peu comme si j'en avais été dépossédée.
Ce fut une expérience très dépaysante, déstabilisante ; je ne suis pas revenue intacte de ce trajet somme toute banal. J'en suis revenue curieuse ; curieuse à moi-même : qui étais-je puisque rien de mon passé ne survivait hormis les apparences et que la langue parlée me rejetait dans le passé ???
Mais je me suis surprise à accepter de bon cœur cette dépossession d'un lieu, comme inhérente au temps qui passe et la langue qui, de fait, m'excluait me renvoyait au passé donc à quelque chose de plus tout à fait vivant ; en tout cas recouvert par d'autres strates plus légitimes puisque présentes.Et je suis revenue curieuse de ces femmes, de leurs parcours pour arriver ici, loin de chez elles et chez elles à force d'y parler...
2012 ?
olivier
mon frère pour ses peintures utilise de vieux couvre-lits, des
morceaux de tissu, des bouts de tapisserie, fleurs, rose passé,
enfance, toile à matelas
en réalité des lézardes et des
mémoires surtout quand il les utilise pour ses tableaux de brest
détruite en ruine écroulée branlante bombardée
en lambeaux
les photos m'évoquent ça mon frère brest la guerre la récup les fleurs des tissus et des champs la mémoire et ses trous
mais encore
les formes d'animaux et tutti quanti que je voyais émerger de la pierre autour de moi dans le cagibi-chambre de l'enfance d'été
comme si je m'endormais dans une grotte et les animaux de la pierre si je les regardais, je n'en aurais plus crainte
mais encore
vos sombres et vieux papiers
ouvrent vers des lumières-espaces, des transparences dont on ne sait si elles sont d'eaux, de buée, de vapeur, d'air et de gaz-e ou de mémoire
ébréchée
en réalité les mémoires sont de porcelaine, délicates, désuètes, décorées, fragiles, décolorées
cassées
mais par là les brèches on peut voir s'échapper rêver gazouiller derrière les rideaux comme si on marchait entre les phrases du Grand Meaulnes
il y a les paysages défilés à travers les vitres des trains, les cartes géographiques et les images de typhon les murs infranchissables enjambés des escapades, écoles et vies buissonnières, la pauvreté le délabrement les pièces et chambres closes et tristes et taudis, derrière le rêve ou avant le rêve ou malgré le rêve
il y a des chinoiseries du japonisme, aquarelles, traits de bambou, un oiseau s'envolerait du papier de riz, des couleurs impromptues, revoilà Olivier et ses dessins de plantes et d'animaux
il y a des fleuves languissants un fleuve Le Fleuve la Loire sur laquelle Chaumont se penche
histoire lambeaux mémoire échappée
2013 – pour Bernard Bruges-Renard
https://bruges-renard.myportfolio.com/b-petites-traversees-des-apparences
Quand j’étais petite fille, mon père m’envoyait acheter du tabac au Balto, le café-buraliste de la place Guérin, à Brest. « Un paquet de caporal-export, s’il vous plaît ». J’étais fière, je ne sais absolument pas au nom de quoi. J’étais surtout contente d’aller seule, à pieds, par les rues, riche d’une mission et surtout libre. Le café sentait des odeurs sales, très fortes de pieds piétinant le carrelage, pieds venus du dehors et carrelage aux souvenirs de verres de bière et de vin du pauvre, renversés, carrelage passé à la serpillière tiédasse ou froide, enfin à l’eau pas forcément claire, sans compter les relents de tabac froid et les coudes au comptoir, les poches sous les yeux et les lèvres bafouillées. Mais quel bonheur de prononcer cette phrase « Un paquet de caporal-export, s’il vous plaît », comme si elle me protégeait de tout, comme si mon père était contenu tout entier dedans.
Une autre de mes missions consistait à aller chercher à la quincaillerie des pointes à têtes plates. A l’époque, on pouvait acheter ce petit matériel de bricolage au poids. J’adorais acheter 150 g de pointes à tête plate comme d’autres achetaient des petits pois. C’était mon point d’honneur d’acheter des pointes plutôt que des pois. Comme d’être du côté masculin plutôt que du côté féminin… Si ma mère m’envoyait acheter du pain ou du sucre à l’épicerie du coin, la course n’avait pas la même saveur, elle ne participait pas à la construction (les pointes) ou au plaisir (le tabac) mais très ordinairement à l’ordinaire des jours, l’obligation des jours : se nourrir.
Bizarre comme de minces et très précis souvenirs jettent un éclairage pointu sur les déséquilibres sexués. Les aiguilles du cadran pointent les heures et les actes nobles, dévalorisent les courses et auréolent les missions ! Les unes relevant du féminin, les secondes du masculin.
Un des achats merveilleux avait lieu à la papeterie. Toutes ces boutiques ou commerces se tenaient à moins de 500m de l’appartement familial. La liberté et sa légèreté ne se mesuraient donc point au nombre de rues à traverser, aux trottoirs crottés ou aux caniveaux pleins de surprises ni à la teneur des périls encourus (chiens, mauvais garçons, ivrognes) mais au genre de la course : course paternelle, course maternelle, course mixte. Les achats en papeterie relevaient de la mixité, ni course, ni ordre, ni mission, mais sensualité des matières, des odeurs, des formats, des sigles… : papiers, grains, B5, A4, gommes, encres, stylos à pointe fine, très fines, à pointe épaisse, crayons, HB, Clairefontaine, Caran d’Ache, règles et équerres en bois, plastique, métal, feuilles quadrillées, Canson, feuilles millimétrées, papier-calque, plumes sergent-major… là je rejoignais de manière subreptice le tabac caporal-export ! Peut-être est-ce la raison qui a fait que plus tard j’ai beaucoup écrit en fumant ? À cause de ce duo nominal savoureux, le sergent et le caporal ? Pour une fille d’anti-militariste, ces surprises du passé sont cocasses.
Je me demande si recourir à l’enfance et à sa géographie n’est pas le point de fuite de la psychologie. Les souvenirs reconstitués, réaménagés – un souvenir n’est que cette trame faites de lignes, de points de suture, de points lâches, de mailles ; un souvenir n’est jamais la « chose » vécue rendue telle quelle ; un souvenir est donc une impossibilité ou un faux et plus du tout le brut d’un moment – les souvenirs donc nous servent à construire ou à reconstruire notre vie en perspective pour imaginer qu’elle puisse avoir un sens. Du moins une forme. De la même façon, on passe sa vie future, je me place du point de vue de l’enfant, à régler la netteté de nos images passées quitte à les modifier pour qu’elles s’alimentent entre elles en créant un réseau harmonieux que l’on peut lire, déchiffrer, un réseau constitué de points reliés quasi logiquement. Ainsi tous mes trajets d’enfant, je les redessine afin que telle une navigatrice à terre je fasse le point qui détermine ma position de bateau à la dérive… Je quadrille mon espace minimaliste, rue Duret, rue Navarin, rue Massillon, Place Guérin, rue de Kerfautras, rue Jean Jaurès et je crée des fils entre moi, mobile et des lieux que j’invente emblématique et constructeurs de l’avenir. Je lis à rebours. Vit-on à rebours également ?
À travers les arcanes des concepts et descriptions astrophysiques, j’ai retenu à propos du point de Lagrange qu’il est parfois appelé point de libration. Le phénomène de libration est une histoire d’oscillation, de balancement d’un satellite afin de trouver son propre équilibre. Dans le cas de la Lune, sa libration fait, par exemple, que de la Terre nous n’en percevons jamais la même face et en voyons un peu plus que ce qu’elle nous montre… Ce point d’équilibre relève d’un subtil mécanisme entre plusieurs planètes dont une appelée corps peu massif ou petit corps de masse négligeable... et se trouve un endroit entre points stables et points instables. Lagrange, savant des Lumières, découvrit qu'il existait des positions d'équilibre pour le petit corps, des endroits où toutes les forces se compensent.
Je me demande ce qui me parle dans cette mécanique céleste et le vocabulaire imagé. J’y vois et invente des résonances entre une petite fille et ce corps de masse négligeable qui doit trouver son point d’équilibre. Et c’est facile d’identifier les deux planètes plus importantes entre lesquelles on tournoie, se noie parfois… Entre les quadrillages des rues de Brest, l’enfante tirait des fils et repéraient des centres, des trous, des espaces grâce aux missions et courses quotidiennes ? Spationaute à la petite semaine...
Et puis bien plus tard, le père meurt à un âge honorable. La mort réveille toujours les enfants que nous sommes quelque part, cette enfant qui ressemble, un peu lourd, à un point de côté qui insiste.
Après la mort, est-ce qu’il existe un point de prolongation ? Un signe indubitable en forme de croche, de soupir, de silence qui désigne le moment où le mort poursuit encore un peu, si peu mais quand même un peu à vivre ; un point à partir duquel on peut quantifier le temps donné en plus et que l’on pourrait alors, peut-être, mettre à profit pour… pour ?
12/01/2018