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dimanche 11 octobre 2015

Frayeur

On m'appelle Enna Neiluj. Patronyme aux consonances abusivement nordiques. En réalité, c'est l'anagramme de son nom, à Elle.

Ce qu'elle écrit m'ennuie. Ou m'agace. Aussi, pour passer le temps et me donner quelque consistance, j'ai décidé de noter au fil des jours des anecdotes ou des réflexions. Je sais, il semble difficile de croire qu'un personnage puisse réfléchir ; de manière autonome, je veux dire. Cependant...

Mon existence ne dépend vraisemblablement que de ses quatre volontés. Toutefois, comme je doute de la fermeté de sa volonté, du moins, comme je l'estime aléatoire, j'ai quelques soucis. Soit mon existence est en conséquence, elle aussi aléatoire : je n'existe que par à-coups, par intervalles. Soit je profite des muscles, des événements et du nom qu'elle m'attribue à son gré pour me construire sans elle, ou m'inventer dans les interstices de l'histoire, dans ce qu'elle appellerait pompeusement "mes espaces de liberté".

Depuis quelques mois, elle est en train d'écrire (laborieusement je dois le dire ; je suis la mieux placée pour le savoir) son roman qu'elle n'a pas voulu autobiographique. Usant d'un subterfuge, elle a inventé, à partir de sa vie, quelqu'un, moi en l'occurrence, qui vivrait et parlerait à sa place ; un personnage à sa ressemblance mais qui ne serait pas elle, et dont elle articule les moments d'existence à sa convenance.

Ainsi il m'arrive d'être adulte, mère, épouse avec ce que cela comporte d'anecdotes et de sentiments y afférent, pour me retrouver propulsée le lendemain enfant parmi les enfants, entre fougères, pierrailles, talus, chasse aux papillons et écorchures aux genoux ; j'ai huit ans ! Elle me bringuebale d'âge en âge, de réminiscence en séquences d'anticipation : me voici femme amoureuse pour sans avertissement ni logique linéaire me retrouver fillette apeurée ou vieillarde assagie, assise sous une véranda.

Je vous laisse imaginer les traumatismes qui ont loisir de s'installer en moi, à force d'exister ainsi cul par-dessus tête, sans aucune cohérence explicite, sans aucun lien bien ficelé entre les différentes époques de ce qu'elle a décrété être ma vie.

Ma vie intérieure est en morceaux, décousue, anarchique, insensée. Elle ressemble à un patchwork de rêves et de cauchemars qui me laissent au réveil, pantelante, désarticulée, désorientée : je n'ai pas le temps de me retourner que déjà elle m'attribue un sentiment contraire à celui, qu'en quelques mots, elle vient de me faire subir. Je n'ai pas le temps de m'attarder, de savourer ou de fuir, tout s'accélère et le temps précipité me précipite avec lui.

Comment n'être qu'un pantin manipulé par une femme qui ne veut pas dire son nom ? Au début, il restait tellement d'ombres autour de mon personnage encore à l'état d'ébauche, que rien ne m'affectait sensiblement. Je n'avais pas une claire conscience de ce qu'elle faisait de moi, donc de ce que j'étais : une ébauche, un fantôme, un songe, un jeu ?

Puis de jour en jour, ma silhouette a gagné des formes plus achevées ; épaissie, elle a pris de l'ampleur en même temps qu'elle se trouvait plus limitée, telle une boule d'énergie s'incarnant dans un corps, s'y faufilant, aussitôt s'y perdant. Je me suis alourdie de souvenirs épars et je sentais son regard de plus en plus inquisiteur, de plus en plus fixé sur moi. J'en suis arrivée à devenir sa prisonnière en gagnant l'existence, ce qu'elle m'en concède. Captive de ses humeurs, de son style, de ses artifices ou de ses lubies, j'en suis au point où je suis assez pourvue de conscience et de mémoire pour regretter le vide, la non-existence, l'indifférent néant dans lequel je baignais. Avant. N'étant pas, l'ignorant, ne sentant ni ne pressentant rien. Dorénavant je vis cette situation absurde, qui consiste à regretter pour moi-même, un état qui en réalité n'a jamais existé, ne peut et ne pourra jamais exister : le bonheur du vide, le néant comme âge d'or, la conscience de quelque chose qui n'engendre ni n'autorise la conscience...

Voilà trois jours qu'elle n'a rien écrit ! J'ignore, bien entendu, ce qu'elle a fait de ce temps. Ce que je réalise, c'est qu'elle ne s'est guère occupée de moi, sa chère Enna, me laissant à moi-même, c'est-à-dire à qui ?

Puis brusquement, elle m'extirpe de cette léthargie, tire les rideaux et je me retrouve transplantée en Guadeloupe au service d'une entreprise de production et de conditionnement de bananes ! L'épisode est si rocambolesque que je ne résiste pas à l'envie de le raconter. Je vis alors avec un homme qui, je le sais d'avance puisqu'elle a déjà raconté cette scène au chapitre précédent, deviendra par la suite mon mari ; toutefois, en ce jour, mon amant m'apprend que la femme qu'il vient de quitter attend un enfant, de lui... Imaginez : je n'étais rien, ne demandant pas à être et me voici sommée de régler un enchevêtrement dramatique de situations et de sentiments terriblement humains. Figure de mots et de papier, je n'ai aucune expérience de ce genre de problèmes ; précipitée en ce piège, je découvre les gestes à inventer en ces circonstances et horreur ! je découvre les chausse-trappes du choix ou plutôt du geste que l'on fait à un moment de sa vie ; ce geste qui enchaîne la suite de votre existence comme B suit obligatoirement et arbitrairement A ! Comment aurais-je pu deviner cela ? Tirée du rien, je m'éveille, sous ses doigts, en plein marécage, prise dans les filets de la loi de causalité.

Que suis-je ? un personnage inventé dont quelques aspects sont mis en lumière, exposés, dont l'existence n'est qu'une mise bout à bout de nuits, de gestes, de pensées et d'anecdotes sans relations logiques. Elle me balade ici et là, piochant dans son nom et sa propre histoire des bribes, des restes qu'elle pense significatifs ou qui la taraudent encore et tout cela forme le tissu de ma propre existence, mienne et si étrangère.

Je ne me reconnais pas dans ce fatras, ne sachant jamais ce que réellement je fus année après année, puisqu'elle ne daigne pas tout raconter. Pour elle, ce qu'elle tait ne cesse pas d'exister et d'avoir pouvoir et sens dans sa vie, son parcours mais pour moi ? Je ne suis qu'un tricot à mailles lâches et troué. Ce qu'elle écrit sous couvert d'histoire romanesque a beau virevolter autour de moi, personnage principal, ce qu'elle écrit ne me concerne ni ne m'intéresse. J'en suis dépositaire mais c'est une nature morte posée sur moi. Elle m'utilise, n'a aucun attachement pour ce qu'elle fait de moi ; je ne suis qu'un ersatz de vie, un avatar. Une fois son livre achevé... achevé ? Non, me voici bouleversée, hélas ! elle a réussi à m'affubler de sentiments et j'en mourrai. Elle m'a façonné assez pour que je perde ma belle indifférence de personnage, d'utilité. Elle m'a encombrée de dépôts humains, de désirs et de mélancolie. Et pfuitt, une fois sa catharsis terminée, elle rebouche son stylo, clôt le manuscrit et adieu Enna Neiluj, retourne d'où tu viens !

Mais non ! non ! On ne peut être sortie du néant et y retourner ; on n'est pas intacte alors ; on ne sort pas indemne d'un petit bout d'existence ; on est comme une outre bondée d'eau, d'alcool, de sperme et de sang ; on devient lourde ainsi, on a pris du poids, de la taille et le néant ne vous contient plus :"Ah ! non, Enna Neiluj, désormais tu as vécu, tu n'as plus ta place en pays d'inconscience. Tu es lourde et tavelée, tu as connu l'usure, le soleil et les mots. Tu es le fruit dans lequel on a croqué, la neige piétinée, la nuit inondée de lumière. Tu n'es plus digne du rien !"

Voilà mon avenir, une fois le livre terminé : l'errance, le regret, le voyage immobile et muet, dans le Grand Nulle Part.

Pourquoi m'avoir extirpée du rien ? Je te hais toi qui ne t'es pas contentée de vivre ta vie mais as cru bon de m'inventer. Quel égoïsme... J'oubliais quelques-unes unes de ses pratiques, faisant partie de son travail d'écrivain, je présume. Non contente de me précipiter dans l'existence et de me tirer à hue et à dia, elle me brouille. Ou me déchire parfois. Elle est en train de m'écrire, de me mettre en situation, elle commence à me prêter des sentiments, me fait agir, puis retenant mon souffle je la sens qui s'interrompt, se penche sur la feuille, ajuste ses lunettes, allume une cigarette et se relit... crriiitch, elle me rature, recommence, prend les événements par un autre bout, les agence et les articule différemment. Elle raye, inscrit d'autres mots dans les interlignes, rajoute, retranche, ponctue, et me voilà retournée, à peine façonnée je me retrouve dans une position inverse ; des sensations qu'elle me prêtait il ne reste que des indices, des mémoires en moi, vaines puisqu'elle a décidé de changer de point de vue. Par exemple, lors d'une scène, je me promène sur mon vélo, au printemps (je dois avouer que cette séquence fut assez plaisante), seule sur les routes égayées du pépiement des oiseaux et schrriiiitt... je suis raturée ! Cette scène ne lui convient plus, elle préfère me montrer en proie à l'insomnie alors que la tempête rage au-dehors ! La première scène non seulement est raturée mais non retenue et la feuille jetée en boule dans la corbeille à papier. Elle rejoint ainsi, désinvolte, des litanies d'autres chapitres nuls et non avenus, toutes mes mémoires mortes... Car qui finit dans la corbeille si ce n'est moi Enna, nulle et non avenue, encombrée de scènes inutiles à l'économie de l'intrigue mais bel et bien écrites, vécues et ressenties par moi. Je bous, au fond de ce rebut, d'impatience et de stérile révolte sous son regard imperturbable, omniscient, dévastateur.

Criminelle impunie, cette femme, dont j'entends la pensée et qui ne m'en lègue que l'incohérence.

Cette fois-ci c'en est trop. Elle dépasse les bornes. Elle a donné à lire à quelques amis les feuillets de son roman qu'elle juge acceptables. Pour ma part j'avais fini par m'installer un peu dans cet arrangement de scènes et de séquences. Je m'y étais aménagée une petite place où exister à l'abri, puisque apparemment elle avait convenu de la viabilité de ces chapitres-là. Du moins, ces instants-là m'appartenaient, je pouvais enfin essayer de les comprendre et de les apprécier : elle n'allait plus y toucher ; c'était donc devenu mon univers, échappant à la mouvance de l'écriture en train de se chercher. Là, plus d'hésitation, de ratures, de doutes ; fini les risques de brouillon, de déchirure, d'amputation. L'histoire était figée, je pouvais enfin m'y lover et m'y retourner à mon aise. Patatras la belle ordonnance ! ma belle ordonnance ne convenait pas à ses amis qui s'ingénièrent à critiquer ceci et cela, la couleur de ma robe en ce jour d'hiver, cet amour qui leur semblait trop cru, le prénom de ma fille, ma façon de faire ma toilette et mon désintérêt pour les choses réelles... Tout cela manquait de cohérence, ou de nuance, ou de pertinence, que sais-je encore ! Après moult et âpres discussions, elle se résolut à tenir compte de quelques-unes unes de ces opinions bien intentionnées et que croyez-vous qu'il arriva ? Elle saccagea ces quelques scènes à l'intérieur desquelles je m'étais installée benoîtement et les bouleversa, jetant la pagaille dans l'ordre intérieur que j'avais réussi à arpenter, mesurer, ménager, accepter...

C'est alors que j'ai compris mon malheur, le vrai, le grand, l'éternel, l'inévitable. Le livre fini, ce n'est pas dans les espaces insoupçonnés du Grand Nulle Part que j'errerai, livrée à moi-même et à d'insolubles interrogations. Ce n'est pas dans cet espace de liberté que je commençais juste à concevoir, à admettre même. Mais c'est bel et bien livrée à ces milliers et milliers de lecteurs anonymes, fouilleurs, égotistes, paresseux ou exigeants. Livrée à leurs lectures intégrées à leur vie et soumises à leurs caprices ! Si l'envie les prenait de sauter un paragraphe ? et de croire que ce qu'ils lisent leur appartient ? Si l'envie les prenait de projeter leur existence sur les épisodes de ma vie ? Oh ! l'horreur ! livrée aux manigances et aux innocences de dix mille yeux scrutateurs qui ne cesseraient de me voler, de me piller, de me travestir.

Moi qui ne rêvais que de dormir entre les pages, aurais-je préféré demeurer entre ses mains ? rester sa captive, à elle seule ? Je...

Le corps sans vie de A.J. a été découvert ce samedi matin, à son domicile. Aucune lettre à ses proches, aucun indice de dépression antérieure... rien ne laisse supposer un suicide. On a simplement trouvé sur son bureau une énorme liasse de feuilles blanches toutes numérotées dont la première portait une inscription inachevée : FRAYEUR...

vendredi 24 juillet 2015

fonctions vitales

Je ne suis pas une espèce curieuse, juste observatrice et observée par qui passe. Ce que je vois, je l’enregistre. Je me déplace dans les rêves, nus pied et sans bouger. Chose morte mais un peu vivante, dorée par le soleil placardé à la vitre, chauffée par le soleil collé à la vitre, brûlée par le soleil cloué à la vitre. Si je regarde dans un miroir flaque fond de casserole bouclier couvercle œil carrelage, je distingue une forme trapue, retournée sur elle-même, tête sans visage inclinée vers des hauteurs, yeux vides, on ne sait pas si enfouis dans la masse il y a il pourrait se trouver s’en extirper, des membres. Un langage articulé, non. Je me nourris de ce qui passe même l’oubli.

Autour, des gens vivent, des animaux me reniflent, tournent autour de moi et parfois s’y frottent non pour une caresse mais pour, animaux qu’ils sont, frotter leurs odeurs, m’inclure dans leur territoire. Les gens, je les observe vivre, je suis leurs déplacements – dans la mesure des angles et des espaces géométriques que je perçois, parfois en tendant le cou, entre les lignes des portes et celles des seuils du plafond des murs, qui quelquefois tournent à la sphère. Objet posé là je les observe se lever d’un fauteuil s’asseoir allumer une télévision porter du linge le repasser enregistrer un film le repasser, allumer une cigarette, lister des courses à faire des choses à prévoir des chiffres. Ils listent, se déplacent, passent d’assis à debout, appuient sur des interrupteurs, ne me voient pas, se parlent, parlent, dorment. Se lèvent chaque matin. Ensuite j’attends. Seule la lumière qui passe ou non à travers la vitre m’apprend que quelque chose qu’ils appellent le temps, passe.

Je n’ai pas toujours été ainsi. Mais j’ai perdu les mots et avec les mots les mouvements. Avec les mouvements les regards. Avec les regards les pensées. Avec les pensées les désirs. Je mens, je n’ai pas perdu les mots mais ceux que je prononce ne sont pas ceux qui se formulent dans ma tête ; quelque chose s’est interrompu un jour, je me souviens de ça, je pensais baignoire et je disais ordinateur. Je ne pense pas que ça ait un lien même caché, ces deux mots-là ? A force de dire des paroles insensées, des mots-jambes qui se prennent les pieds dans les tapis, je me suis tue et à force, chose devenue imprononçable, je suis devenue innommable. Tout s’est passé très vite ensuite. Je me suis reléguée dans les coins, rasant les murs puis les sols pour finir, là. On ne m’a pas trop cherchée à vrai dire. Mais j’ai des rêves flageolants qui traversent mon cerveau et les nuages qui traversent le bleu. A force de pas de mots prononcés on finit par plus de pensées alignées, on saute du coq à l’âne et même les songes se brouillent. Les images s’il n’y a rien pour les dire elles perdent les couleurs et les formes. Je suis devenue une image brouillée. On m’habille, je me laisse faire, on me nourrit, je me laisse faire, on me lave, je me laisse faire. Une fois on m’a sortie au jardin. Les sensations sur la peau on n’y peut rien, elles se déposent sur vous, on ne peut pas les empêcher, c’est cruel. Elles vous infusent et sans paroles je n’avais que mes yeux et sans paroles je n’avais plus d’âme, mes yeux c’était devenu le miroir de rien. Quand on regarde les gens avec seulement des yeux, chaque heure, chaque seconde, des yeux qu’il faut décrypter, c’est usant pour les gens, c’est des chausse-trappe à n’en plus finir, ils détournent leurs yeux, ils vous interrogent avec des mots pour vérifier vos sensations et c’est là qu’on se rend compte que les yeux ne disent rien. Rien. Orphelins des mots. Depuis, j’ai des regards blancs. Quand on veut me porter dans le jardin je me cabre, tout résiste, même mou je pèse des tonnes dans ces moments-là, il faudrait me traîner, je grogne, on abandonne. On me laisse, là. Je préfère le blanc de cuisine que toutes ces papilles du dehors, les sensations-insectes qui me dévorent. Je ne pourrais que hurler et je ne suis quand même pas un chien. Pas un chien mais quoi ? une couverture qui bouge un plastique chiffonné une éponge oubliée dans l’évier un souvenir dans la tête de qui un secret de tiroir. A vrai dire, j’aurais pu rester debout, m’habiller, me laver, marcher, allumer des interrupteurs, repasser des chemises, voir défiler des mondes sur les écrans, ce qui s’est rompu ce n’est que le passage des mots de moi vers dehors. Il faut croire que les mots en bouillie ont fini par immobiliser mes gestes aussi, amassés les mots dans les tuyauteries et sur la langue ou dans la gorge non dans les creux du cerveau ils ont fini par paralyser le reste du système. Quand les mots ne trouvent pas le dehors, le dehors ne peut plus se former à l’intérieur non plus, on est deux et entre les deux il y a un mur invisible impénétrable infranchissable tout va à vau-l’eau à la suite. Je me suis tassée sur ça, d’un côté du mur.

Certaines nuits, on s’en va et on me laisse. J’arrive à passer par où passent les animaux, les portes entrouvertes. Dans la neige parfois. Je me traîne, je me glisse, sur le ventre sur les talons à genoux accroupie ployée courbée jamais debout jamais et je hume la nuit le froid l’hiver les saisons les étoiles le blanc les cahots de la lune les faux silences des obscurités le goudron des rues le gel des sillons je croise les hérissons égarés les chats en maraude parfois des renards des renards ! Alors je rentre courbée ployée accroupie à genoux sur les talons sur le ventre, je rampe, je me glisse, je me traîne à l’intérieur, au chaud et je pleure. Je hurle les mots invraisemblables , je gémis les mots étranges qui ne disent rien et trahissent et font ma douleur, ridicule. Alors je tais ces mots falsifiés ce fatras mémorisé en vrac et je deviens une plainte de nuit. Au début, au début de ce que je suis, quand j’étais encore apte à m’habiller, à me laver, à me montrer debout parmi les gens, quand à l’intérieur de ma tête il y avait encore de l’ordre et du désir, j’ai essayé d’écrire. Je me suis dit tu ne peux plus parler ce que tu vis mais tu peux écrire les tentations de paroles et ce fut le même pêle-mêle imbroglio pataquès la foirade intégrale alors ça aussi c’était parti pfft au-dedans de moi de ce qui restait de moi de ce qui singeait moi de ce qui ? tous ces remords d’écriture se sont faufilés entre mes neurones et mon cœur a failli s’arrêter. Depuis silence radio et si les gens allument le son de la télévision ou de la radio alors je bouche mes oreilles avec mes manches infinies et je me balance. C’est trop affligeant pour moi toutes ces paroles qui défilent et s’infiltrent par tous les pores de ma peau et qui viennent rejoindre les miennes dans ce cul de sac qu’est devenue ma cervelle. Et rien pour les éliminer rien pour détourner mes oreilles de ces bruits de l’intérieur qui cherchent à sortir défilé militaire ou débandade et se cognent violents au mur invisible aux portes écoutilles soupiraux vasistas hublots ouïes. Ahhh ma tête contre les murs dedans et dehors. Ma tête contre les murs. Même les stylos crayons plumes bois fusains craies pinceaux touches de clavier inscrivent les mensonges hallucinés des dictionnaires à la place de mes mots à moi enturbannés peaufinés parfumés mirifiques cajolés. Rien n’a de lien et tête morte je suis.

En finir j’ai pensé. De tout et de la gêne et de la compassion et des gens et des peaux mortes et des placards de mots chiffons balivernes défoncer le mur moi. Premier essai : enroulée dans le terrier d’un renard une de mes sorties nocturnes en finir en boule autour de la chaleur de mon ventre les animaux ont hurlé tournicoté tant de raffût que les gens sont venus m’extirper de là débarbouillé. Deuxième essai : sous les pneus calandre essieux en finir écrasée enfoncée dans le bitume par une machinerie mécanique mais le conducteur averti par la forme relief embûche en sorte de tissu amoncelée sur sa route a freiné pile le relief c’était moi sorti indemne c’est-à-dire en échec. Troisième essai : je me suis lancée du haut des escaliers escaladée à hue et à dia auparavant chaque marche hisse et ho pour tête en bas finir fracassée explosé ce cerveau aux aberrantes circonvolutions en zigzag couteau de cuisine et cisailles entre les synapses hélas tête intacte côtes brisées ont diagnostiqué soupiré les gens cette foi assez on n’en peut plus soupir ce fardeau excuse de regards à regards vers moi mais j’ai fait les yeux blancs. Désormais je suis corps allongé blanc draps empesés lit de métal surélevé et fonctions vitales indemnes ont dit les blouses , le patient pourra vivre normalement comme avant. Fonctions vitales indemnes vitalité indemne fonctionnalité indemne fonctions vitales indemnes. Vivre comme avant ? Fonctions vitales ? Et de rage. J’ai décidé toute mon énergie sous les draps tendue non plus à rêver l’éjection des mots à rêver faire coller les mots dedans dehors, foutu ce rêve mais énergie tendue à mourir puisqu’il ne reste que ça fonctions vitales indemnes où ? derrière le mur. Pierre au cou. Je finirai bien par trouver la manière tout le temps devant moi l’éternité avant d’en finir je trouverai la manière. Et cela que vous lisez c’est impossible du jamais dit

27 Novembre 2005

mercredi 27 mai 2015

Lyon 1

Le corps a eu son comptant vidé rempli comme tous un par un il porte visage haut le corps comment est-ce possible ? son comptant de douleur aussi sous les draps à terre dos contre mur ne plus bouger sinon / Traîné roulé couché accroupi il a eu son comptant le corps et il continue qui sait pour où à marcher debout à genoux il se traînerait jusqu'à finir il espère quoi ?/ D’être porté une fois encore au hasard s’abêtir au rang du vivre marcher se coucher se relever au rang des bêtes, quitter l’effroi peut-être d’être là pris entre les mâchoires le ciel la terre quoi d’autre ? le ciel la terre, moi au milieu à marcher, immobile quand même, je sais et puis un œil là-haut un œil en bas tu fais quoi de tes bras j’étouffe le vent l’air je serre serre jusqu’à tomber à terre les yeux au ciel cette fois pas d’ailleurs. Un ailleurs à quoi bon? le corps en aurait son comptant au bout du compte aussi on prend forme on marche un peu et puis usé on quitte tout on s’éloigne plutôt après tout entre les riens pourquoi ce geste prendre forme et marcher après rien et avant rien ? je me demande les années ce serait juste pour entre là-haut et en bas dos contre mur ou visage haut porté pour que le corps ait son comptant, qu’il aille un peu souffrir sur terre au lieu de rêvasser entre les riens qu’il aille un peu hurler ? je me demande ce serait ça se laisser prendre par qui passe ou hisser, qui sait entre nos propres doigts au-dessus de là-haut plus bas en-dessous je dis c’est un peu ridicule mais je dis à quoi bon rêvasser entre les riens on est là debout accroupi vautré froid je ne sais pas on est là on prend formes on les perd on les donne les retire aussi les formes bref on se pend solides à ce qui est là tient lieu de là même si le corps une fois son comptant soit il reste soit il quitte, on ne peut pas savoir jusqu’où, c’est lui qui porte qui décide au bout du compte / A être là se demander après tout bon la mer le sable les rochers c’est vrai la pluie aussi se demander le corps s’il balance, ce qu’il voit mais à quoi bon ? si c’est pour hurler / Le corps il a eu son comptant depuis le temps c’est long à s’user je me demande où il va comme si tous un par un avait son temps à dépenser, même si le corps a eu son comptant, il reste encore des jours à vivre d’heures impossibles à passer même si je dis impensables à combler pourquoi pas

rêvasser entre les riens à ce compte, on ne sait pas. Avancer reculer hurler ne plus bouger aussi ça passerait quand même ça finira bien par passer l’effroi d’être là assise en moi un gouffre où s’engloutir un creux en même temps une boule se gonfle aussi se gonfle jusqu'à rien la vie à fracasser l’air le vent, le même immobile, mais sous le vent vive debout roulée couchée à courir derrière sans frein mais c’est fini ça je me demande, à quoi bon

dimanche 1 mars 2015

Lyon 9

assez / me porter / ce vide / qui sait, le Penseur ce n’est peut-être qu’un creux et ce front posé sur sa paume l’effroyable poids d’être et moi je pèse ce que pèse ce front posé dans la main / lourd creux qui se réfléchit se recroqueville ne bouge plus pense sur lui tourné vide contre le monde pour ne rien voir que peut-on voir si ce n’est cette marche le désert milliards d’étoiles et le Penseur inutile tourné lui-même statue voûtée vide au creux de sa main front déposé trop lourd d’être à vide que pense-t-il sinon rien / s’enfonce dans la terre peu à peu ne résiste plus son bras un peu plus se plie le coude sur le genou glisse tout le dos se voûte écroulement courbe de pierres / sur leurs ruines.

 

Autour de lui les passants pensent l’envient pansent leurs vides autour du Penseur tournent rôdent à se dire « il Pense ! » sifflent en silence admirent envient parlent du Penseur sa posture / les penseurs passent auprès de lui croient entendre là la pensée au travail, les rouages les bruits le génie qui grince sauf moi, là aussi qui sait pourquoi ? ne pense pas imagine en travers de la gorge être là au creux du Penseur entre la paume et le front ou dans le crâne les creux la pierre je suis tournée contre tournée à me retourner au-dedans / un gant de main trahie retournée la paume vide le front vide dégarni je suis ce rien entre la main le front la posture au centre même des passants ne marche plus ne marche plus ne fais plus semblant, assise là au fond de moi du penseur assise à vos tables et lui creusé par la pierre / la différence ?

 

Le Penseur ne dit rien pas un silence pas un mot ses yeux tournés sur eux le même geste pas répété le geste le même juste abîmé par le temps la pluie le soleil abîme souvent le soleil. Il est assis là le Penseur il pense dit-on bientôt je le vois déraper son bras glisse il songe ne pense plus il songe simplement d’être là ce serait penser ; les passants qui trichent les passants pensent « il pense, quelque chose est à penser » / je sais au travers de la gorge la panique du Penseur n’a rien à penser, son geste seul sa posture sa pose c’est lui ce n’est rien et les penseurs qui passent me crachent dessus l’admirant.

Fortunés passants d’occasion penseurs moi à vos tables immobile le regard contre tourné et le Penseur front contre paume les yeux penchés la différence ?

 

S’il se lève le Penseur s’ébroue un muscle en son entier animal vide forme debout statue encore sauvage le Penseur, je dis il pense la posture, c’est son front sa main sa nuque qui crient je pense ! mais sa pensée muette on n’en sait rien comme tout en nous on ignore on s’agite on pèse sur ses jambes, on brasse air et vent, on étouffe et le Penseur ruine sur sa pierre j’entends son hurlement il attend simplement au travers de la gorge d’être pris par la vie pris par la vie voudrait tourner manège comme les autres autour de lui le Penseur, passer à ses côtés admirer le Penseur la pierre assise front contre paume la pierre qui pense voudrait tricher sur sa ruine lui aussi, panser ses cris, aboyer contre, pousser ses cris quitter le creux comme les autres quitte à poursuivre le vent à courir derrière pour rien, pour rien mais courir aussi

mercredi 25 février 2015

Lyon 8

Sans doute il faudra vieillir et s'apaiser, non, pas pour avoir vécu pas pour avoir engrangé de quoi raconter les histoires de tout le monde à tout le monde non les histoires de la vie les mêmes hautes et basses comme les sons la mer / les musiques pas pour avoir engrangé non les fruits, secs les fruits de quels arbres aussi ? Engrangé quoi et dans quels greniers de la poussière un peu, des os. Un peu de blanc de roches un peu des creux de la Loire. Engrangé le fleuve ? non comme si la mer aussi fut engrangée Alors quoi ? des souvenirs, il y aura surtout des morts et des lieux auxquels nous aurons survécu Alors engrangé quoi ? l'absence un peu et des mains muettes des yeux verront des villes Pourquoi ce nous puisque seul le seul engendre, un peu de terre pour avancer ou se tenir plus loin se recouvrir.

Jamais balancés les bras les pierres pour engendrer et de quels solides aussi ? Sans doute il faudra vieillir et s'apposer, non, pas pour s'apposer aux feuilles ni aux troncs, pas aux branches non plus de quelle corde pendue à quoi bon, mais se laisser vieillir et partir vers où la mer nous laissait aux chevilles tressées par les eaux. Quoi ? encore se griser encore attendrir la terre mais quelle terre aussi ce lieu plongé entre tes doigts les miens ces doigts de sel qui filtrent on ne sait jamais la mer son rêve la mer rêvée plus vraie rêvée la mer son odeur salée. A la fin il y a vieillir et cette saignée inodore incolore savourée. J'attends mais déjà engrangée moi dans cette vie là et la mer filtrée entre mes doigts c'est la lumière blanche le fluide blanc pas invisible oui vu, peut-être le tendre engendré qu'entre mes doigts levés sous mes yeux je vois : la poussière un peu de pollen sur la mer l'anthère oui mes yeux engrangés encore sous la terre engendrée par vieillir alors attendri dans la lumière même l'insensée.

mercredi 28 janvier 2015

Lyon 7

tu sais le sable à ta portée les pieds enfoncés racines d'aucun arbre et la mer s'y creuse là où les pieds justement, chancelle le corps en son entier, par la mer démesurée, déséquilibrés, jamais fragmentée la mer tu sais toujours en son entier là où elle oublie sa masse, ainsi tes pieds talon courbure ongles et la voûte à quoi répond le sable creusé la voûte à l'envers, de quoi ? sur quelle planète croîs-tu ? sous tes pieds le cerne de la mer creusée ainsi autour des rochers les algues y pendent y abreuvent quelle aventure ? tes bras s'agitent au ciel y pendent y abreuvent quel tronc s'y élève quel tronc / bientôt tu tombes les muscles bandés retenus par un dernier effort pour quelle raison ne pas tomber creusée sous la mer cernée sous le sable prise entre les rochers pour quel sens ne pas tomber emportée sous la vague tes yeux levés vers le haut le ciel je ne sais quoi le vertige inouï / soutenu par les sables toujours à portée des pieds des mains du dos du ventre ton corps en son entier le coucher drapé le draguer au fond sans résister à la vague pas venue pour toi seule seulement là la vague creusant le lieu où tu tiens non pas contre vents et marées contre tes bras balancés récitant les leçons debout leçons apprises à vivre sur le sable en pareil déséquilibre et cependant pieds joints au corps entier enracinés vers le sable aspiré par le bas et toi résistant les yeux tournés vers le bas la terre je ne sais quoi ferme-les sur la ténèbre comme les crabes au creux du sable et tu vois l'enfant toi un autre peu importe se batailler une place un lieu où debout tenir les pieds en déséquilibre mais joints là où joints la mer et le sable bataillent se veulent et se jouent sans mal sans penser à mal toi si mal achevée soudée par les chevilles vissées à la marée la refusant vissées à elle la déportant là où tu vas où tu la quittes emportée sous tes pieds cachée grondante la marée reflue au crâne et cerne les yeux là où le sable se creuse oui comme cernes autour des rochers sous les yeux creusées par la marée qui reflue de tes pieds à tes yeux envahis par la vue au front de la mer comme un affront si tu résistes. Demain, on videra ton corps, accroché de sable encore entre tes doigts, on videra ton corps en son entier de la mer refluée ici en son entier sous tes yeux cernés de sable les bras en croix battus d'air et la mer ne t'épargne plus /

mercredi 21 janvier 2015

cloclo

Le mépris de la moue de la bouche se déversant sur Cloclo et par ricochet en cascade sur moi hypnotisée par Cloclo me noyant jusqu'à m'aspirer par le trou des cabinets dans les bruits de chasse d'eau et par-dessus tout les images suggérées par les lieux, le champ lexical – apprendrais-je plus tard et donc les connotations du mot et des bruits, chasse d'eau..., donc le mépris de la moue de la bouche tombant sur ma tête – par l'ouverture qu'adulte je saurais nommer chinoise, l'ouverture du ciel, l'accès sacré par là où le shen, signent-ils se déverse – et puis le mou du crâne l'œsophage le parcours obligé des nourritures ou de l'énergie mystérieuse ou du sang ou du mépris sans couleur dans un corps jusqu'à l'anus ou le point entre le coccyx et le périnée ou les pores de la peau les plantes des pieds enfin le mépris de la moue de la bouche exactement comme le guano des mouettes et des goélands lâché du ciel -immaculé bleu chrétien- sur les roches de la plage et de la mer –

cela parce que j'adorais danser déhanchée sous l'image virevoltante de Claude François et des Clodettes déshabillées presque, à paillettes, stupides, girondes, moulées, en short, mécaniquement sexuelles et lui, homme saccadé bondissant, not fluent, martelant le sol frappant du pied homme ressort –c'était la violence aussi qui me happait ? Ou la joie vulgaire ?

Je me cachais. A dix ans, pour danser. Cloclo, non.

Regardant Cloco à la télévision, portes fermées, vrillée à la crainte de surprendre la porte du salon s'ouvrir sur des visages à la moue de mépris, des figures de déception – à ce moment-là s'est cristallisée la pierre noire et charbonneuse de mon ventre et de mon âme et ce fut l'abandon dans le trou des cabinets emportés avec l'innocence, de la joie, de la stupidité de la joie, de la légèreté, du scandale de l'insouciance et de la légèreté – et dans le même temps, par l'évacuation grotesque, je perdis ma virginité sur un tapis de salon, sans nul outil sexuel, transpercée par des yeux et se dégonfla ma confiance en Eux, en leur capacité de m'élever puisque graves et concernés, engagés, ils ne savaient que laisser tomber le mépris de la moue de la bouche, et déconsidérant Cloclo, me jeter appât vivant au milieu de Cloclo et de ses Clodettes dans la fosse où barboter. Mais dépucelée de cette façon intellectuelle et morbide, le caillou noir et charbonneux je l'ai gardé au ventre mais aussi dans mon poing et devenu ma pupille, le caillou noir les regarde du fond de son marécage comme un albatros là-haut vole et superbe nous toise.

Cloclo, ce qui brille, vibrillonne, se lamente, bondit, se réjouit, Cloclo, la boule à facettes, le rebondi des paroles et des fesses, c'est ce qu'il me faut fuir si je veux appartenir à ce clan grave, dont l'humour est intelligent, l'intelligence désincarnée, l'encombrant corps encombré, sous le sable suffoquant, au-dessous du genou, dénué de fard à paupières, de gaieté, balancées par-dessus les talus la gaieté, la frivolité plus exactement, la danse en réalité.

Danser ! L'envergure du corps, ses performances, sa joie débridée, danser ! Ouvrir la porte à la licence jouissance aux caresses, velours, oubli des causes et des peuples. Cloclo c'est l'épouvantail clinquant de l'égoïsme, ça qui fait fuir les corbeaux freux aux plumes noires si grises ; les piaillements de ces porteurs de pensées froides et moralisatrices me piquent les oreilles et me pincent les joues.

Quand danser je voulais juste ...

2013 ??? 2014