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mercredi 2 décembre 2020

... sur la pointe des pieds

Quand j’étais petite fille, mon père m’envoyait acheter du tabac au Balto, le café-buraliste de la place Guérin, à Brest. « Un paquet de caporal-export, s’il vous plaît ». J’étais fière, je ne sais absolument pas au nom de quoi. J’étais surtout contente d’aller seule, à pieds, par les rues, riche d’une mission et surtout libre. Le café sentait des odeurs sales, très fortes de pieds piétinant le carrelage, pieds venus du dehors et carrelage aux souvenirs de verres de bière et de vin du pauvre, renversés, carrelage passé à la serpillière tiédasse ou froide, enfin à l’eau pas forcément claire, sans compter les relents de tabac froid et les coudes au comptoir, les poches sous les yeux et les lèvres bafouillées. Mais quel bonheur de prononcer cette phrase « Un paquet de caporal-export, s’il vous plaît », comme si elle me protégeait de tout, comme si mon père était contenu tout entier dedans.


Une autre de mes missions consistait à aller chercher à la quincaillerie des pointes à têtes plates. A l’époque, on pouvait acheter ce petit matériel de bricolage au poids. J’adorais acheter 150 g de pointes à tête plate comme d’autres achetaient des petits pois. C’était mon point d’honneur d’acheter des pointes plutôt que des pois. Comme d’être du côté masculin plutôt que du côté féminin… Si ma mère m’envoyait acheter du pain ou du sucre à l’épicerie du coin, la course n’avait pas la même saveur, elle ne participait pas à la construction (les pointes) ou au plaisir (le tabac) mais très ordinairement à l’ordinaire des jours, l’obligation des jours : se nourrir.


Bizarre comme de minces et très précis souvenirs jettent un éclairage pointu sur les déséquilibres sexués. Les aiguilles du cadran pointent les heures et les actes nobles, dévalorisent les courses et auréolent les missions ! Les unes relevant du féminin, les secondes du masculin.


Un des achats merveilleux avait lieu à la papeterie. Toutes ces boutiques ou commerces se tenaient à moins de 500m de l’appartement familial. La liberté et sa légèreté ne se mesuraient donc point au nombre de rues à traverser, aux trottoirs crottés ou aux caniveaux pleins de surprises ni à la teneur des périls encourus (chiens, mauvais garçons, ivrognes) mais au genre de la course : course paternelle, course maternelle, course mixte. Les achats en papeterie relevaient de la mixité, ni course, ni ordre, ni mission, mais sensualité des matières, des odeurs, des formats, des sigles… : papiers, grains, B5, A4, gommes, encres, stylos à pointe fine, très fines, à pointe épaisse, crayons, HB, Clairefontaine, Caran d’Ache, règles et équerres en bois, plastique, métal, feuilles quadrillées, Canson, feuilles millimétrées, papier-calque, plumes sergent-major… là je rejoignais de manière subreptice le tabac caporal-export ! Peut-être est-ce la raison qui a fait que plus tard j’ai beaucoup écrit en fumant ? À cause de ce duo nominal savoureux, le sergent et le caporal ? Pour une fille d’anti-militariste, ces surprises du passé sont cocasses.


Je me demande si recourir à l’enfance et à sa géographie n’est pas le point de fuite de la psychologie. Les souvenirs reconstitués, réaménagés – un souvenir n’est que cette trame faites de lignes, de points de suture, de points lâches, de mailles ; un souvenir n’est jamais la « chose » vécue rendue telle quelle ; un souvenir est donc une impossibilité ou un faux et plus du tout le brut d’un moment – les souvenirs donc nous servent à construire ou à reconstruire notre vie en perspective pour imaginer qu’elle puisse avoir un sens. Du moins une forme. De la même façon, on passe sa vie future, je me place du point de vue de l’enfant, à régler la netteté de nos images passées quitte à les modifier pour qu’elles s’alimentent entre elles en créant un réseau harmonieux que l’on peut lire, déchiffrer, un réseau constitué de points reliés quasi logiquement. Ainsi tous mes trajets d’enfant, je les redessine afin que telle une navigatrice à terre je fasse le point qui détermine ma position de bateau à la dérive… Je quadrille mon espace minimaliste, rue Duret, rue Navarin, rue Massillon, Place Guérin, rue de Kerfautras, rue Jean Jaurès et je crée des fils entre moi, mobile et des lieux que j’invente emblématique et constructeurs de l’avenir. Je lis à rebours. Vit-on à rebours également ?


À travers les arcanes des concepts et descriptions astrophysiques, j’ai retenu à propos du point de Lagrange qu’il est parfois appelé point de libration. Le phénomène de libration est une histoire d’oscillation, de balancement d’un satellite afin de trouver son propre équilibre. Dans le cas de la Lune, sa libration fait, par exemple, que de la Terre nous n’en percevons jamais la même face et en voyons un peu plus que ce qu’elle nous montre… Ce point d’équilibre relève d’un subtil mécanisme entre plusieurs planètes dont une appelée corps peu massif ou petit corps de masse négligeable... et se trouve un endroit entre points stables et points instables. Lagrange, savant des Lumières, découvrit qu'il existait des positions d'équilibre pour le petit corps, des endroits où toutes les forces se compensent.

Je me demande ce qui me parle dans cette mécanique céleste et le vocabulaire imagé. J’y vois et invente des résonances entre une petite fille et ce corps de masse négligeable qui doit trouver son point d’équilibre. Et c’est facile d’identifier les deux planètes plus importantes entre lesquelles on tournoie, se noie parfois… Entre les quadrillages des rues de Brest, l’enfante tirait des fils et repéraient des centres, des trous, des espaces grâce aux missions et courses quotidiennes ? Spationaute à la petite semaine...

Et puis bien plus tard, le père meurt à un âge honorable. La mort réveille toujours les enfants que nous sommes quelque part, cette enfant qui ressemble, un peu lourd, à un point de côté qui insiste.

Après la mort, est-ce qu’il existe un point de prolongation ? Un signe indubitable en forme de croche, de soupir, de silence qui désigne le moment où le mort poursuit encore un peu, si peu mais quand même un peu à vivre ; un point à partir duquel on peut quantifier le temps donné en plus et que l’on pourrait alors, peut-être, mettre à profit pour… pour ?


12/01/2018

 

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