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dimanche 15 janvier 2017

Octobre 2005 // de la mélancolie hors et dans la littérature


Mélancolie, l’inventaire bien réel de choses absentes ? inventaire blanc, vide puisqu’il inventorie les ignorées ?
Les cassures des fougères à l’automne.
Les champs bleus des routes qui mènent à la mer.
Les maïs brûlés qui tiennent sol.
L’invraisemblable paix d’un port amarré.
Le bruit du fond des vagues roulées au loin.
Et plus près, le froissement des ailes d’oiseaux blancs, posés sur l’eau. L’inventaire d’une femme assise sur un rocher aussi solide que sa peau est trouble. Que sais-tu des battements du cœur qui se taisent faute de ? Il n’y a pas de « quoi » absent ; il y a l’absence au cœur de toutes choses, le calme de l’œil du cyclone. Où vivre et vieillir. Vieillir.
Il n’y a pas de pensée mélancolique, pas de penser mélancolique. L’absence ne réfléchit rien. La mélancolie est un trou noir où les objets s’écoulent et où l’absence de souffrance est la seule lumière. Lumière aveugle qui n’illumine pas mais souligne. De là ne naît pas la vie, de là peuvent naître des paroles aspirées tout aussitôt par l’inanité. La littérature peut naître là et en mourir, évidemment.

Je suis venue jusqu’à ce port pour trouver quelqu’un. C’était impossible qu’il y soit. Voilà ce qu’est la mélancolie : aller consciemment vers l’absence, à sa rencontre. Savoir que tout espoir sera déçu et aller vers cette déception. Peut-être pour se prouver qu’à chaque rendez-vous, il n’y avait déjà que l’absence. C’est une déception qui ne déçoit pas.

La mélancolie est une tristesse sans objet et sans sujet : il n’y a pas sujet à mélancolie. On peut ne jamais avoir subi de pertes et être sensiblement mélancolique. Les deuils et les pertes au cours de la vie n’alimenteront ni ne créeront de la mélancolie. Ils la confortent, c’est tout.

Le mélancolique peut s’avérer méchant parce que la mélancolie est épuisante.
A-t-elle a voir avec l’ancolie, ce recueil d’eaux, de pluie, des étangs, de robinets, de rosée, de marigots ?
Source où puiser, sans fin, des objets ignorés : travail de fou. Donc le mélancolique peut se révéler méchant, car à défaut de connaître ce qu’il cherche, il va chercher dans les objets, les lieux, les autres l’objet de sa quête. Il peut devenir vampire, exigeant et comme l’objet de sa quête est un horizon, par nature inatteignable, il ne le trouvera nulle part, surtout pas là où il le cherchait. S’il n’est que déçu, il peut continuer à être fréquentable mais sa déception, à force, peut l’enrager et l’objet de sa déception (chose, lieu, quelqu’un) sera rendu responsable de cette fuite en avant qui n’est qu’ un retour, un retour, un retour ; au manque originel.
Comment ne pas devenir enragé ?
en écrivant ? d’un sourire désabusé. Désabusé de soi-même. Le mélancolique, s’il n’est pas happé absolument par sa mélancolie, sait qu’il est depuis toujours piégé. S’il trouve un jour un objet à sa mélancolie, il quitte aussitôt le vide, ce creuset de la mélancolie. En trouvant l’objet, c’est lui qu’il perd. Et donc sa quête est insensée. La réponse, toujours éphémère, peut-être oui dans la littérature. C’est-à-dire ? écrire le manque ? tourner autour du manque ? littérature en creux, forcément défaillante, littérature circulaire. Littérature ennuyeuse ? je me demande si les textes « mélancoliques » ne sont pas des faux, ce sont, même si leur sujet ( ?) ou leur traitement relèvent de la mélancolie, ce sont des parenthèses pleines au milieu ou sur les franges de la mélancolie, de l’absence. J’ai toujours pensé que l’expression pure de la mélancolie ne serait qu’un borborygme.
Admettons qu’un mélancolique puisse se faire lecteur ou écrivain. C’est une tâche aussi épuisante. Car comme toute inscription dans un acte, cela suppose le maintien du désir, du choix, de l’intérêt pour ne pas employer le grand mot fantomatique de sens.
Et c’est là que le bât me blesse et que je retourne aux parenthèses. Le lecteur ou l’écrivain mélancolique fuit sa mélancolie, cherche un air à aspirer, du fond de son gouffre blanc, cherche des îles, des haltes. Il cherche à trahir sa mélancolie au nom de la mélancolie. Par exemple, lire Beckett ou Cioran, c’est savourer le triomphe non pas de la mélancolie, qui est là, mais de sa trahison. Le lettré-mélancolique serait-il pervers ?
Réfléchir autour de la mélancolie, c’est déjà la quitter. Le mélancolique absolu se tait. C’est pourquoi je ne crois pas aux littérateurs mélancoliques au-delà de quelques lignes ou de quelques vers. Aller au-delà, c’est s’inscrire dans une espèce de foi ou, pourquoi pas, cela relève de l’ordre du désir brut, assez intense pour ne pas être pensé donc sapé à la base.
Ou alors le mélancolique est un obsessionnel : il creuse sa propre absence non pour trouver quoique ce soit (il n’y a rien à trouver), mais pour persévérer dans son être, comme une écholalie roborative. Ce qui rend les textes des mélancoliques autre qu’ennuyeux, c’est leur faille, la trahison, le saut hors de la mélancolie, le moment un peu soutenu où leurs auteurs sont pris, à leur corps défendant, par quelque chose que l’on pourrait nommer l’instinct de vie même s’il est toujours mensonger pour le mélancolique, et provisoire. Ce quelque chose peut être la chose littéraire ou artistique, cette chose païenne qui n’est pas de la religion mais qui est de la foi. Quand même. Du beau mensonge.
D’où vient la jubilation qu’un auteur mélancolique ressent à écrire ? Beckett, selon Cioran, parlait même de joie. Cela ne m’étonne pas mais reste énigmatique. Trouver un mot, puis deux, puis trois, bricoler, agencer, construire dans l’irréalité de l’écriture serait le mécano de l’écrivain. Ce serait mieux que trouver un objet, une raison, puisque ce ne serait pas figé ni solide ni sérieux. D’où vient également l’agacement que le lecteur mélancolique ressent à la lecture d’un texte « qui finit bien » ou qui, du fond même de la mélancolie du texte, tire une note, une seule, d’espoir ? ce serait comme si le texte mélancolique se sabordait, flanchait, rejoignait le « réel » en fin de compte, le « réel » des autres –les vivants, les vivaces- à savoir l’illusion qu’il y aurait quand même , peut-être , quelque chose

Les « vrais » mélancoliques sont silencieux ou aliénés.