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mercredi 2 décembre 2020

Le Roi des Gitans

 

Le phasme est un insecte aptère dont le corps allongé ressemble aux brindilles sur lesquelles il vit. Dans nos régions, les phasmes ne vivent pas sauf dans les laboratoires. Ils servent aussi comme sujet d’observation pour les enfants à qui certains professeurs de sciences les confient afin de les mesurer, de noter leurs mues et leur caractéristique parthénogénétique. Dans ce cas, il est conseillé de leur installer un nid de lierre et de le changer régulièrement.


Ce qu’il reste de la maison s’élève, orchidée au milieu de ce qui fut un parc ; laissant l’abandon épanouir des violettes, des branches mortes, des mésanges, des primevères et deux taches carmines de camélias. Comme si vivre reprenait paradoxalement possession de ce lieu déserté. Le soir surtout, la magie se déclare au travers des branchages et de la lumière, révélant l’incongruité de la maison elle-même. Cette brûlure, cicatrice délabrée de l’incendie. Ce fut une belle maison, dorénavant barricadée derrière des grilles et des remparts de contre-plaqué. A entendre le bruit continu des voitures filant sur la route en contrebas, on se croirait non loin d’un rivage et c’est la mer qui roule, indifférente. Pourtant, ce n’est qu’un lieu banal ici, une ville sans singularité si ce n’est que son cimetière abrite la tombe du Roi des Gitans. Comme toute légende, celle-ci est désolante en réalité et Alicia préfère oublier la vraie tombe et se laisser fasciner par ce titre flamboyant : le Roi des Gitans…

A quelques mètres de l’église, en sortant de la ville par l’ouest, un triangle de terre longe un virage. Il est réservé aux gitans de passage. Les gitans du virage connaissent-ils la tombe de leur Roi ?

Le soir, Alice et son mari profitent de la douceur et se promènent à travers les sentiers épargnés par la fièvre des constructeurs de lotissements. Invariablement, ils vont vers le parc et vers la maison. Ils partagent un secret à propos de ce lieu.

Un hangar en tôle rouillée, rempli d’objets hétéroclites, semble posé là en attente des ronces et des orties. Comment les propriétaires ont-ils toléré au milieu d’un paradis une telle ombre ? Alice a peur de ce lieu, de ces peurs que l’on fait semblant d’affronter accompagnés. Jamais elle ne s’aventure seule vers la maison calfeutrée sur elle-même, blessée par l’incendie mais promise au drame bien avant le drame pense Alice. Elle s’efforce d’imaginer la maison ouverte, et habitée. En vain. Aucune respiration ne s’élève sauf un souffle déjà brûlé, un souffle de terre comme si la maison avait été construite sur de la pierre fracassée ou des racines qu’il avait fallu déterrer.

Son mari n’a pas ces réticences. Il semble marcher au milieu des herbes comme un futur propriétaire, comme s’il se familiarisait avec les lieux, les sentiers, les parfums soudains, les ornières du terrain et l’espace ouvert par la cime des pins. Il lui arrive de nuit d’aller humer les ombres de cet inhabité. C’est donc pour eux l’occasion de balades paradoxales. Alice refuse même d’emporter quelques fleurs ou quelques plants de ce terrain pour les repiquer chez elle. Elle accompagne cependant toujours Francis.

Par ailleurs Alice explore assez volontiers d’autres sentiers notamment pour cueillir du lierre. Elle en a besoin pour nourrir un phasme. Un dimanche, entre chien et loup, ses pas la mènent vers la maison. Je rebrousse chemin, pense-t-elle, serrant la paire de ciseaux dans sa poche. Ridicule, j’y suis, j’y reste. Elle commence donc à choisir le lierre sur un tronc d’arbre, tout en regardant autour d’elle, ce parc, cette maison, ce silence. Qui n’est jamais silencieux, dit-elle à voix haute.

Des bruits d’oiseaux, des mésanges vraisemblablement et puis il est là, devant elle. Le chien. Les crocs découverts, à l’arrêt à quelques centimètres, aboyant furieusement et la fixant. En alerte, dès qu’elle bouge, il aboie plus fort et resserre la distance, les pattes arrières prêtes à se détendre. Alice, paralysée, le lierre à la main, la paire de ciseaux dans l’autre perd la tête, devient les seuls battements de son cœur, pense vite, pense mal, pense en rond comme le chien autour d'elle. Elle se fige, renonce au moindre geste, cherche une respiration lente, qui se perd, ne sent que le tremblement de muscles, de nerfs qu’elle tente de maîtriser en restant debout ; rester debout, c’est tout ce qui compte. Je ne te veux pas de mal, dit-elle au chien, je cueille du lierre, plus loin, il y a un chemin bordé d’églantiers et d’aubépines, je ne suis pas une ennemie, que me veux-tu ? d’où viens-tu ?

C’est un jeune labrador sable, ses yeux la fixent, la tiennent à sa merci , il ne lâchera jamais sa proie. Francis va finir par s’inquiéter, il va bien arriver, il suffit de tenir jusque là, avant la nuit, et le chien partira, je ne peux pas bouger sinon le chien va me déchiqueter. Qu’a-t-il surpris de moi que je ne sais pas ? Y-a-t-il une chose en moi capable d’effrayer à ce point un chien ? et que je ne connais pas.

Alice n’a plus conscience de son âge, elle a dix ans, une petite fille dans le soir tombant, au milieu des fougères, des herbes rampantes et des aiguilles de pin. Le jardin est immense et mange la lumière. Alice a dix ans, recroquevillée sur une terreur surgie de nulle part, alourdie d’un poids qu’elle ignore et que le chien devine. Elle se met à hurler et hurle encore au moment où Francis arrive.

Guilers 20 ??

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