Rechercher dans ce blog

mercredi 9 décembre 2020

Crime parfait

Crime parfait ! Aujourd’hui, j’peux bien l’dire ! enfin l’écrire. Y trouv’ront mon récit – j’aime pas dire des aveux puisque pour moi y’a pas faute, juste amusement – dans une enveloppe, quand j’aurai cassé ma pipe, dans le même classeur où j’range mes fiches de paie ! ben oui, y’a quand même un lien. C’est bien grâce à mon job que j’ai pu peaufiner mon truc, hein ?

Bon j’vous raconte mais comme j’aime bien le suspens et j’aime bien rigoler, j’vais vous raconter l’histoire façon énigme. OK ? j’vous donne ici ou là des indices et à vous d’trouver qui je suis, comment j’ai procédé, genre Cluedo, sauf que le lieu j’vais vous l’donner. J’espère que les gratte-papier des canards et que les « voix de son maître » de la télé vous auront pas défloré le sujet sous prétexte de scoop ! si on peut plus s’marrer ! Enfin 25 piges après l’affaire, tu parles d’un scoop !



Voilà les faits comme y disent justement les journaleux. J’les connais bien, j’les fréquente à ma manière. Le 17 août 2005 donc. Je sais vous avez oublié l’affaire et la date, y’a d’l’eau qu’a coulé sous les ponts enfin pas partout ! à l’époque et depuis, y’a quelques millions d’africains qui sont morts de soif. Apparemment ça pèse pas lourd dans les faits divers puisque dans le même temps, on ne parlait que d’mon affaire. J’dois dire que j’étais pas peu fier mais ça me dégoûtait encore plus de leurs simagrées, chienne de vie ! Ceux que j’avais éliminés, peut-être qu’y z’y étaient pour rien dans la mort de tas de petits africains mais y’s’la coulaient trop douce dans leurs petits pavillons tout propres. L’arrosage des jardins, ça y allait ! sans compter le lavage des bagnoles. C’était la prunelle de leurs yeux, tout ça, alors des gamins à gros ventre en première page de leur journal du matin, c’était pas décent qu’ils pensaient. A quoi ça sert d’étaler la misère du monde, hein ? On n’y peut rien et chacun son fardeau. Même les enfants y z’étaient trop bien peignés ou pire trop bien mal-peignés, si tu vois c’que j’veux dire !



Bref, ma part à moi dans les morts de l’année, ça se compte en centaines presque, 182 exactement. J’avais tablé entre 150 et 200. J’étais dans les clous donc. J’avais personne de précis en ligne de mire, c’était histoire de mettre mon grain de sel dans la folie meurtrière de l’époque : tsunami, séismes, famines, épidémie, attentats et j’en passe. Y’a pas d’ raison que les gens de mon bled se croient à l’abri des tempêtes. La mort ça vous tombe dessus, y’a pas de raison ni de justice, c’est le hasard et c’est marre. Sauf que moi j’en avais marre qu’en gros ça tombe toujours sur les mêmes. Ouais, ça m’énervait de voir tous ces chics banlieusards de province se croire les rois du pétrole en lisant les horreurs le matin dans le journal. C’est vrai, c’est mon gagne-pain, la feuille de chou, je la distribue tous les matins de l’année entre 5h et 6h30 du matin et ce dans un rayon d’1 kilomètre environ. J’ai le temps de la lire avant de la déposer dans les boîtes aux lettres. Et franchement, moi j’en pouvais plus d’être informé, qu’y disent ! Informé pour quoi faire au bout du compte ? Quand tu vois tous ces gens en robe de chambre ou en mules sortir de leur sweet-home, déplier le canard avec nonchalance avant de rentrer s’attabler devant café-pain-beurre-confiture, parcourir les pages sanguinolentes ou celles qui te présentent en petites coupures le nombre des licenciements ici ou là comme on te présente le prix du maquereau, enfin quand tu vois qu’après avoir avalé tout ça ensemble, ils partent tous, tous les jours et comme des métronomes au boulot, moi à la fin ça m’faisait gerber. Alors j’ai pris ma décision.



‘ttends, ‘ttends, ‘ttends ! j’vais t’laisser encore le temps de deviner, mon mignon, avant d’tout dévoiler. Ça fait quoi maintenant, 25 ans qu’c’est terminé tout ça. Et j’ai pas perdu mon boulot pour autant, c’est là qu’j’me marre quand même ! Je récapitule : le 17 août 2005 donc, coup de tonnerre dans le Landerneau de mon bled, on apprend dans l’après-midi que 182 personnes, âges et sexes confondus, chez eux, à leur travail, dans les allées du supermarché du coin, enfin partout où ça se répand la vermine, sont mortes, toutes entre 8 et 10h du matin ! et tiens-toi bien, si t’étais pas né à l’époque, tu peux pas le savoir, les 182 habitaient où ? dans le même bled, celui où je travaille et mieux encore, après enquête et tutti quanti on s’rend compte que les pauvrets vivaient tous dans un rayon d’ 1 kilomètre ! Tu commences à piger ? Seulement personne a eu l’idée de faire le lien entre leur rayon d’1 kilomètre et « mon » rayon d’1 kilomètre ! Il aurait fallu être un peu tordu ou un peu futé pour voir ça remarque. Y’en a évidemment qu’ont pensé à une pollution de l’eau dans le secteur, ou des p’tits malins genre « verts » qu’ont laissé entendre qu’un nouveau nuage de l’espèce Tchernobyl mais venant de moins loin et un peu sélectif quand même, ce serait bien possible. Mais c’était pas du sérieux, encore que pour Tchernobyl, on nous l’avait conté façon édulcoré à l’époque comme quoi le nuage radioactif, y se s’rait arrêté à la frontière française ! sans doute pour pas gêner les p’tits français qu’ont rien à s’reprocher. Passons. J’dis ça pour rappeler aux jeunots que des couleuvres, on en a avalées toutes ces années. On voulait bien aussi, ça permet de continuer peinard sans lâcher sa pelle, sa truelle ou son stylo et gueuler « y’en a marre » une fois pour toutes. Tu m’diras une fois qu’t’as gueulé haut et fort « y’en a marre ! » t’as l’air un peu couillon pour payer ton loyer et tout le reste. Donc, tu retournes bosser.

Y’a quand même personne qu’a osé penser que des terroristes chimiques ou bactériologiques étaient venus jusqu’à ce bled pour foutre la pagaille et semer la panique. Pourtant c’était un été d’alerte rouge et de plan vigie-pirate. Mais franchement, ça tenait pas d’bout que des terroristes montent un tel plan pour viser un bled de quelques milliers d’habitants. Encore que j’trouve que si les terroristes voulaient vraiment mettre la folie dans nos têtes, y pourraient tirer tous azimuts n’importe où comme ça on s’trouverait plus peinard nulle part et on réfléchirait p’t’être. Mais réfléchir à quoi ? le paysan du coin allait pas s’mettre à voiler ses filles pour qu’elles aillent pas s’encanailler dans les dancings des environs ! mais je m’égare. Tout est quand même lié, je dis. C’que j’veux que tu comprennes c’est qu’y a des pensées qu’on s’permet pas, parce qu’elles semblent complètement insensées et c’est justement là-dedans que des comme moi se faufilent ! Et oui, faut s’méfier des brèches de la pensée c’est par là que tout peut arriver !

Enfin moi ça m’a servi qu’y pensent pas plus loin qu’le bout d’leur nez. Personne a jamais relevé que tous les morts, y z’étaient abonnés au même journal et qu’ils le recevaient tous de la même façon : dans leur boîte aux lettres entre 5h et 6h30 du matin ! Hé, hé, tu piges ? le premier qui le touchait c’était fini pour lui, vu la dose que j’avais déposée d’ssus ! mais, c’est comme si on avait relevé qu’y z’utilisaient tous le même produit vaisselle, tu comprends. On pense pas à ça quand on découvre 182 cadavres un peu aléatoires.

Moi c’qui m’plaisait dans l’histoire c’est qu’le lendemain, j’ai rien changé à mes habitudes, j’ai continué à déposer le canard dans les boîtes aux lettres, mais nickel évidemment, sans poison dessus ! et ça a duré encore jusqu’à ma retraite ! Tu penses bien, l’affaire a été classée, non sans scandale mais si y a pas d’coupable, y’a pas d’coupable ! et va-t-en trouver un mobile là-d’ssous, y faudrait avoir un esprit aussi tordu ou justicier qu’le mien ! et ça, ça court pas les rues ! Le maire a démissionné, le chef de la gendarmerie a été muté, les journalistes du coin avaient de quoi gratter quelques lignes et mon bled a été pris en photo sous toutes les coutures. J’ai bien sûr été interrogé puisque censément j’connaissais un peu les victimes, en tous cas leur boîte aux lettres. J’ai bien joué les affligés et les innocents, c’est passé comme une lettre à la poste ! Les maisons de quelques victimes ont été mises en vente, et tout bénéf pour les notaires et les agents immobiliers. Aucun abonnement n’a été résilié, tu penses fallait continuer à être informé ! C’est comme ça qu’ça m’a rien coûté à moi.

Juste un truc pour finir, y avait un’ p’tite famille qu’j’aimais bien dans mon rayon d’1 kilomètre. J’ai attendu qu’y partent en vacances, en Espagne je crois et qu’y suspendent leur abonnement. Comme ça y risquaient pas de crever eux. On a ses faiblesses, hein ? et puis faut s’méfier des journaux, mignon, ça peut-être dangereux c’qu’y a d’dans.




GUILERS 18 août 2005
Anne Jullien sur une idée originale de Franck Pérouas

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire