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vendredi 16 décembre 2016

MV

Marguerite Vargas avait 44 ans quand elle se mit à penser. Ce fut bref et éphémère.

Assise chez elle, à la table de cuisine, devant un café refroidi, elle se sentit tomber dans le vide, ou happée par le vide, avec cette conscience aiguë de ne pouvoir atterrir quelque part ; le sol était jonché de morceaux de verre brisé. Ce fut une sensation «longue» et très précise. Elle réussit à s’en défaire en se levant très lentement et en consacrant dix minutes à un gommage de ses jambes. Le reste de sa journée se déroula sans accroc.

Le lendemain, c’était un mardi. Marguerite Vargas était mariée et ses enfants avaient quitté la maison depuis quelques années pour poursuivre leurs études ou leur vie. Peu importait se dit-elle. Cette pensée la choqua. Elle jeta un regard vers un assemblage de photographies familiales et la même pensée revint à la charge face à ces photos. Elle se vit brièvement elle aussi, plus jeune, épanouie apparemment. Ce fut comme un malaise, vague. Elle chercha autour d’elle une cigarette. Elle n’avait jamais fumé jusqu’alors. Il était grand temps de partir au travail ; elle attrapa son sac à main, rectifia son rouge à lèvres et pour ce faire se vit dans le miroir du vestibule. Son trouble ne la quitta pas durant le trajet, dix kilomètres environ, une dizaine de minutes sans compter les arrêts aux feux rouges.

Le mercredi matin, elle se réveilla enjouée, débordante d’énergie. C’était son jour de congés. Heureusement. Le magasin ne désemplissait pas de mères et d’enfants assez impatients en général. Cela faisait cinq ans qu’elle avait pu déserter ce jour là et se consacrer à elle-même. Le mercredi matin, c’était donc aussi le moment où elle faisait durer le petit déjeuner, en écoutant très attentivement la radio. Ce matin là, insensiblement, elle se sentit glisser à l’extérieur d’elle. Son énergie intacte flottait au-dessus d’elle, comme un soleil un peu trop haut, un peu trop intense et irrémédiablement inaccessible. Hébétée, elle la regarda de façon étrange avant de se rappeler que sa fille venait manger avec elle à midi. Elle se consacra aux préparatifs du repas d’une manière méticuleuse, concentrée et s’aperçut qu’elle sursautait au moindre bruit. Quand sa fille sonna à la porte d’entrée, Marguerite Vargas aurait voulu ne pas être là. Le soir, elle se coucha tôt, non qu’elle soit fatiguée de sa journée ; elle était vidée comme une plage à marée descendante. Ce que la mer recouvre était là mis à nu. Quand son mari la rejoignit, vers 22 heures, Marguerite Vargas faisait semblant de dormir.

Abasourdie par les bavardages des clientes, elle décida le lendemain midi de s’offrir un temps mort au café de l’Epée. Le temps s’était alourdi, l’orage menaçait, Marguerite le savait à l’odeur qui plombait la salle du café et à cette sorte d’anxiété qui déposait son galet jusque dans son estomac. En début de soirée, elle reconnut les pas de son mari monter allègrement les escaliers. Elle eut à peine le temps de passer son verre sous le robinet et de se rincer la bouche. Elle se retourna promptement, les mains pressées sur le rebord de l’évier et accueillit son époux d’un sourire. L’orage n’avait pas encore éclaté. Elle n’avait pas pensé à préparer le dîner et les magasins, à cette heure, étaient tous fermés.

Le dernier jour, ce qui la surprend c’est une ébullition incontrôlée au bas-ventre. Qu’il faut absolument contrôler. C’est comme si tous ses globules rouges grouillaient, accéléraient leurs mouvements. Son corps tout entier devient un haut fourneau dans lequel a lieu un échauffement extrême, une ébullition, une éruption volcanique dont on ne distingue rien, que du blanc. Que du fer-blanc, à l’extérieur. Alors qu’en elle, tout ce sang, ces globules affolés, ce métal se tordent, se métamorphosent, se heurtent comme les voitures sur les pistes d’auto-tamponneuses. Et elle, debout, les mains plaquées au ventre, le visage livide, les jambes dérobées, elle est en train de perdre les eaux, d’accoucher là sur un carrelage de cuisine, de perdre la tête, la boule, de recueillir entre ses doigts un monstre, un cauchemar vivant, un entrelacs de cheveux, de glaires et de chairs, un alien pathétique et sa gorge se resserre, se ferme sur des cendres, des amas de sable, des sensations de gravillons et le cri qui s’enlise là, à l’agonie, s’entête à exploser ailleurs dans son crâne, son ventre et pousse, pousse ce qu’il trouve d’embûches, d’obstacles, de réticences. Et cela dans un silence, un scandaleux silence. Si digne n’auraient pas hésité à souligner les observateurs, si livide hurle Marguerite son corps entre les mains et sa vie en-allée. Ne reste que son enveloppe un peu translucide, purement vide et un paquet sanglant, à terre, encore palpitant : un cœur, un foie, un cerveau ? Ce qu’il y a dans cette cuisine, c’est le résultat d’une implosion, d’une souffrance infâme ; ça ressemble à un court-métrage fantastique, à une séquence gore et ce n’est que la banale et surprenante folie de Marguerite Vargas, corps et esprit, matières et rêves, enfances et illusions. Tout a pris feu, tout a volé en éclats, tout en cinq jours a légèrement bougé et ce léger là, ce tremblé, ce glissé, à l’échelle de Marguerite, a les mêmes résultats qu’un infime glissement de plaques tectoniques sous une Afrique sub-saharienne. De telles éraflures de terrain transforment un paysage.

A la fin de cela qui a eu lieu, Marguerite se souvient d’une visite à Marie-Galante en janvier 1990. Le car de touristes longeait une plage superbe, que Marguerite s’extasiant, avait trouvé très typique sans doute des Caraïbes quand le chauffeur leur expliqua que cette plage n’existait pas voici un mois seulement, que ces messieurs-dames voyaient là sous leurs yeux un exemple de ce que Hugo le cyclone avait produit. Oui, Hugo déplaçait des paysages, il en détruisait et il en charriait d’autres ailleurs. On parlait beaucoup des habitations détruites et en folie, des marinas déboussolées et des bananeraies couchées, mais voyez ce que ces messieurs-dames admiraient en ce moment, c’était la nouvelle plage de Marie-Galante, la fille magique du Seigneur Hugo !

Mais, là du sol de sa cuisine, Marguerite ne devine pas son ailleurs à elle. Où se trouve transportée sa plage de sable blanc ? La déflagration muette qu’elle vient de subir sur pieds a tout détruit, l’ici et l’ailleurs. Ce n’est pas la peine de chercher la plage de sable blanc, ce que le Seigneur Hugo a pu faire, Marguerite ne le peut pas. Cela qui gît au sol n’est ni mort ni vivant ni rien. Cela est laid, Marguerite ne veut pas le prendre dans ses bras, ni le bercer, ni le regarder, cela ne peut être de moi observe-t-elle et cela n’est pas moi déclare-t-elle en fixant l’enveloppe translucide encore debout sur le carrelage, comme voilée. Et Marguerite se rend compte, effrayée, lucide qu’elle observe ces deux objets, ces deux formes, ces deux silhouettes vivantes et mortes qui sont elle et qui ne sont pas elle et la posent si clairement extérieure à tout cela, même à ce qui vient d’avoir lieu, même à la souffrance à l’intolérable au silence…

 

Le 8 juin, Marguerite passe sa tête dans le nœud coulant des draps encordés. C’est la première fois qu’elle en réussit un du premier coup. Elle se pend, le corps face au jardin, le visage tourné vers le cèdre. Au cas où peut-être un dernier regret…

Madame Martin, la femme de ménage découvrit le corps, en arrivant à 9h30. Elle n’était pas hystérique et fit donc ce que son sens pratique lui dictait. Les visiteurs qui le lendemain vinrent assister le mari de Marguerite la trouvèrent belle, épilée et morte.

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