Rechercher dans ce blog

jeudi 22 décembre 2016

Mort d’un chien


Aujourd’hui le chien est mort. Hier Germaine l’a ramené, porté dans ses bras. Ce chien-là, il n’avait plus beaucoup à vivre. Son regard c’était ce tremblement infini et par instants cet effort d’espérance : tenir encore, avancer coûte que coûte. On aurait dit un marathonien exténué à la fin du parcours, presqu’à la fin du parcours mais - pour qui, on ne sait pas - le marathonien continue coûte que coûte, peu à peu se disloquant, les membres déjetés, la souffrance invraisemblable d’être ainsi portée à bout, les muscles tétanisés. Une torsade vivante, pour ne pas craquer déchirée à vif, s’effondre enfin terrassée par la misère. Vaincue coûte que coûte.
Mais pour un chien, pour qui tenir ? Aucun orgueil.

Hier alors, le chien allait mourir. La certitude, c’est ce qui nous fait devenir spectateur. Il suffisait d’attendre et aujourd’hui on en a fini avec ce chien tremblé, avec ces raidissements soudains et le gel qu’on ne peut pas réchauffer.
Je ne sais pas ce que c’est mourir puisqu’il s’agit d’un chien et qu’on ne capte nulle pensée au gré des tressaillements ; le long de leurs courbes se greffent nos mots : froid, nerfs, muscles, maladie, usure - mais pas la peur. Même au fil de ses yeux, la peur absente.
C’en est fini ce matin. Je ne sais pas pourquoi Rémi m’a laissé ce mot, avant de partir à la chasse : « J’ai trouvé Follette morte ce matin. » Pour lui ou pour moi ?

***
L’automne est peut-être une saison où meurent les chiens. Mais c’est une saison particulière cette année. J’ai tenté de vivre ici, à observer les abeilles et le travail qu’elles fournissent, à marcher entre les pattes humides des chiens et à entendre sans broncher leurs gémissements et leurs voix rauques. On ne fait pas taire un chien qui décide d’être un chien. Ou alors, on se poste face à lui, la mine et le bâton menaçants ; tremblant, le chien muet recule sous sa niche et attend le coup, les yeux mouillés.
Les aboiements sans fin, raffinés de tant de nuances et l’attente ainsi postée durant des heures derrière la grille... même les chiens un jour refusent l’alternative. Ils meurent. S’abandonnent. Veulent toujours s’échapper. Même si tête basse, invariablement, ils réintègrent la grille, ils creusent la terre pour caracoler au cul des lapins. Ou ils jouent les marathoniens, à en crever.

***
Alors qu’un chien se mourait, les fleurs, en plein soleil, leurs largesses étalaient : parfums, arcs-en-ciel, papillons... Les vacillements de l’air propageaient leurs couleurs, une onde de jaunes jouait la vague et d’un pétale s’envolait une aile. Presque jusqu'à la rivière les phasleïas proposaient leur miel aux abeilles.
Un miel violent aux couleurs des violettes.
L’automne est une saison où meurent les chiens et le ciel couvre de son lait le chien, son silence et la crête des fleurs. Je suis là, et je sais, attentive, que cela m’a longuement manqué et longuement me manquera.
Ce matin, les aboiements assoiffés du Petit me transpercent les tympans. L’écho des fusils le réveille, il sent que le lièvre est à lui et pas cette cage. Quel mot pourrais-je griffonner à Rémi : « On ne peut bâillonner le Petit. Mes oreilles sont fatiguées de cela. » ?

***
Quand je suis venue ici la saison dernière, me planter au milieu de tout ce qui s’absentait de ma vie, j’ai embrassé le tout et j’ai rêvé m’y faire. Cela naissait de très loin, ce n’était pas une peine de s’y glisser et de s’en nourrir. Les champs, les chiens et les abeilles, Rémi au centre de ce clos, accordé debout ou penché vers la terre, c’était là où être puisqu’il n’y avait nulle part ailleurs.

***
Sur un livre hasardée, une abeille se frotte les pattes avant de s’envoler pour le charbon... il est vrai que je me suis installée au centre des fleurs, incongrue ici où je n’offre à butiner que des mots, des pages et des cendres.

Cette nuit, la mort de mon père, en rêve. Les nuits ont de ces raccourcis ! C’était au tour du chien...

Chat-Mot se cherche un nid ; le soleil en est un pendant que l’Idiot, autre chat autres mœurs, batifole sans doute en quête d’une femelle introuvable : ce n’est pas la saison et ce n’est plus son pouvoir ; amoindri, ce chat a des restes d’instinct qui lui jouent des tours.

Pourquoi ne pas s’implanter là, à l’abri d’un clocher et d’une réserve de bois ? Les heures se prouvent d’elles-mêmes levées du vol désordonné des oiseaux, du bourdonnement des corolles et de la somnolence enfin venue des chiens... C’est l’heure du repos, d’une présence pleine, parenthèse extasiée où vivre serait une erreur.
Les yeux naviguent d’une vie supposée à l’autre sans cesser de plonger. Tout vibre d’un mouvement perpétuellement pacifié et les sens un par un entremêlés distinguent leur pâture. Tout est bon de gourmandise. Tout prendre et ne rien laisser sauf au hasard ce charnier qu’est un jardin où vivre tire sa substance de morts saisonnières. Débris, lassitude, herbes mauvaises... cela pour une victoire si légère...
Non. Prendre tout, à pleines dents, même le charnier, comme le chat la souris.
Mais quel mot sur la table laisserai-je à Rémi ?

***
Refuser de baptiser ce rêve c’est me séparer du soleil et de la mort du chien, cesser la course aux étoiles au bleu roi du désir.
Déchirer ce par quoi le vrai malheur arrive : l’illusion d’un bonheur.
Sinon, ce serait croire que la parenthèse, à elle seule est une phrase.

La mort d’un chien évoque tout sauf le chien. En pleine nuit, le chien - d’ailleurs ce chien était une chienne - s’est éclipsé...

***
Revenue en ville, je n’ai que Germaine en bouche : seule sur la terre retournée, au beau milieu d’un champ, avec à l’horizon des fleurs mellifères - dont le nom m’échappe à présent.
Germaine, voilà des années, combien ? (Germaine ne sait pas compter ni lire ni écrire) Germaine a perdu son alliance « par là » montre-t-elle. Elle pointe son doigt « par là », et de ce doigt on ne retient que la bague énorme qu’elle ne pourra plus jamais retirer. Les doigts enflés même si trop maigres.
L’alliance, elle n’a pas fini de la chercher mais Germaine, c’est un oiseau ; attendri par les chats. Son chat. Rarement un chat s’est vu tant dorloté, on en rit sous cape en entendant le doux marmottement de Germaine s’adressant à son chat. Un vrai rébus. Un mélange d’équations et de formules chimiques émaillé de bulles de B.D.

Est-ce que je pourrais apprendre à vivre, auprès de Germaine ? Quand elle chante on prend sa peine entre les doigts et on la filtre. On en oublie de partir en guerre. Tout s’écoule dans la torpeur des songes : suivre Molloy sur son vélo et témoigner du monde comme un regard seulement du bout des doigts.

***
La nuit se dépose brindille à brindille. Est-ce que les abeilles travaillent la nuit ? Est-ce qu’elles retiennent encore un peu de ciel, un peu d’or ?
C’était la même nuit quand Rémi a enterré le chien, auprès du poirier et auprès d’autres chiens encore. « C’est dix ans d’une vie » a-t-il conclu. Celle des tonnes de terre à soulever pour que le moindre geste soit un geste. Et personne à sa place ne peut pelleter la terre.
Le chien ne sait rien des pensées qui s’agitent. Usé par la chasse, les renards traqués, épuisé par les ronces. Traqué lui-même.

Pas loin du trou aux chiens, on aurait pu voir l’alliance briller si on avait regardé alors de ce côté-là. René a laissé la bêche, je lui ai pris la main et personne n’a jamais reparlé de Follette.

***
Assise, à l’étage, sur le rebord de la fenêtre, je fume et j’attends le retour du chasseur. Je surplombe les fleurs, le ciel même et presque le bruit des voitures un peu plus loin.
Pauvre chien qui ne cesse de gémir. Je ne sais pourquoi celui-là n’est jamais plus convié au carnaval des lapins.
Ce matin, alors que la lumière frôlait la table en bois, le bol de café sur la table en bois et les tartines de miel, l’Idiot miaulait derrière la vitre, un mulot entre les dents. Comme s’il s’agissait que nous déjeunions de concert, chacun selon nos us et coutumes et chacun respectant pacifiquement la sauvagerie de l’autre.

***
Rémi ressemble à sa maison ; dans chacune des pièces et jusqu’au grenier, les armoires sont remplies d’objets, de papiers, de draps, de photos. On peut remonter très loin dans le temps à force de fouiller dans les tiroirs et au fond des étagères. C’est de l’histoire empilée là au hasard et qui meurt de ne pas mourir. Plusieurs générations ont vécu là dans le silence respectif et codé, on peut retrouver chacun à travers quelques objets particuliers mais sans lien entre eux : une alêne de cordonnier, un crucifix, une boîte à couture, un livre de comptes...
Même disparus ou en-allés, les gens de cette maison ont gardé leur place, on ne les a pas enterrés vifs avec tout l’arsenal de leur vie. Leurs absences même, pour les rares qui ont connu d’autres lieux, leurs absences ils les ont déposées là : carnets d’Allemagne et lettres à une femme. Poésie si maladroite que je me demande si les sentiments traduits ne sont pas eux aussi des imitations maladroites.
La maison c’est comme une grange ; on y entasse, on l’approvisionne, on y dort - mais c’est dehors que la vie prend forme, naît et meurt.

***
Midi et demie. Le vieux doit s’être encore perdu dans les garennes. Il ne lâche pas le lapin et n’entend pas les appels des chasseurs ; la vieillesse a de bienheureuses surdités, elle poursuit son gibier sans relâche, sans aucune curiosité pour tout ce qui n’est pas son objet. Ce chien est un îlot de sagesse.
Rémi ne comprend pas que je puisse rester à la maison le matin et que je ne m’y ennuie jamais.

Il y a du soleil sur le lit ; je me glisse dans cette chaleur dorée et c’est à peine si le vent m’atteint. Peut-être finirai-je par devenir un chat livré au bonheur indifférent de tous les sens.

***
La fleur à l’intérieur du ventre s’épanouit à jamais. Tous les gestes d’avant, sous la corolle des jours et des nuits se sont fanés. Rémi a remis à l’eau son bateau et à nouveau s’est attelé à la course aux essaims. Ses nuits, par le sel de tous les gestes à inventer pour ne pas mourir et ne pas céder, sont rongées. Ne pas fermer les yeux de la nuit, c’est refuser le flot des parfums et la forme des galets au creux de la main.

Je suis partie, laissant là les chats, la morsure et le rebord de la fenêtre. Je sais et ce savoir est un poison que cela m’a longuement manqué et longuement me manquera. Ce goudron emmaillote le cœur et alourdit le sang, pèse tout son poids d’athlète sur les papillons des sens.
Tous les animaux des bords de l’Aulne rôdent autour de moi, et m’épient.

1988-89 ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire