Mélancolie, l’inventaire bien réel de choses absentes ?
inventaire blanc, vide puisqu’il inventorie les ignorées ?
Les
cassures des fougères à l’automne.
Les champs
bleus des routes qui mènent à la mer.
Les maïs
brûlés qui tiennent sol.
L’invraisemblable
paix d’un port amarré.
Le bruit du
fond des vagues roulées au loin.
Et plus
près, le froissement des ailes d’oiseaux blancs, posés sur l’eau.
L’inventaire d’une femme assise sur un rocher aussi solide que sa
peau est trouble. Que sais-tu des battements du cœur qui se taisent
faute de ? Il n’y a pas de « quoi » absent ;
il y a l’absence au cœur de toutes choses, le calme de l’œil du
cyclone. Où vivre et vieillir. Vieillir.
Il n’y a
pas de pensée mélancolique, pas de penser mélancolique. L’absence
ne réfléchit rien. La mélancolie est un trou noir où les objets
s’écoulent et où l’absence de souffrance est la seule lumière.
Lumière aveugle qui n’illumine pas mais souligne. De là ne naît
pas la vie, de là peuvent naître des paroles aspirées tout
aussitôt par l’inanité. La littérature peut naître là et en
mourir, évidemment.
Je
suis venue jusqu’à ce port pour trouver quelqu’un. C’était
impossible qu’il y soit. Voilà ce qu’est la mélancolie :
aller consciemment vers l’absence, à sa rencontre. Savoir que tout
espoir sera déçu et aller vers cette déception. Peut-être pour se
prouver qu’à chaque rendez-vous, il n’y avait déjà que
l’absence. C’est une déception qui ne déçoit pas.
La
mélancolie est une tristesse sans objet et sans sujet : il n’y
a pas sujet à mélancolie. On peut ne jamais avoir subi de pertes et
être sensiblement mélancolique. Les deuils et les pertes au cours
de la vie n’alimenteront ni ne créeront de la mélancolie. Ils la
confortent, c’est tout.
Le
mélancolique peut s’avérer méchant parce que la mélancolie est
épuisante.
A-t-elle
a voir avec l’ancolie, ce recueil d’eaux, de pluie, des étangs,
de robinets, de rosée, de marigots ?
Source
où puiser, sans fin, des objets ignorés : travail de fou. Donc
le mélancolique peut se révéler méchant, car à défaut de
connaître ce qu’il cherche, il va chercher dans les objets, les
lieux, les autres l’objet de sa quête. Il peut devenir vampire,
exigeant et comme l’objet de sa quête est un horizon, par nature
inatteignable, il ne le trouvera nulle part, surtout pas là où il
le cherchait. S’il n’est que déçu, il peut continuer à être
fréquentable mais sa déception, à force, peut l’enrager et
l’objet de sa déception (chose, lieu, quelqu’un) sera rendu
responsable de cette fuite en avant qui n’est qu’ un retour, un
retour, un retour ; au manque originel.
Comment
ne pas devenir enragé ?
en
écrivant ? d’un sourire désabusé. Désabusé de soi-même.
Le mélancolique, s’il n’est pas happé absolument par sa
mélancolie, sait qu’il est depuis toujours piégé. S’il trouve
un jour un objet à sa mélancolie, il quitte aussitôt le vide, ce
creuset de la mélancolie. En trouvant l’objet, c’est lui qu’il
perd. Et donc sa quête est insensée. La réponse, toujours
éphémère, peut-être oui dans la littérature. C’est-à-dire ?
écrire le manque ? tourner autour du manque ? littérature
en creux, forcément défaillante, littérature circulaire.
Littérature ennuyeuse ? je me demande si les textes
« mélancoliques » ne sont pas des faux, ce sont, même
si leur sujet ( ?) ou leur traitement relèvent de la
mélancolie, ce sont des parenthèses pleines au milieu ou sur les
franges de la mélancolie, de l’absence. J’ai toujours pensé que
l’expression pure de la mélancolie ne serait qu’un borborygme.
Admettons
qu’un mélancolique puisse se faire lecteur ou écrivain. C’est
une tâche aussi épuisante. Car comme toute inscription dans un
acte, cela suppose le maintien du désir, du choix, de l’intérêt
pour ne pas employer le grand mot fantomatique de sens.
Et
c’est là que le bât me blesse et que je retourne aux parenthèses.
Le lecteur ou l’écrivain mélancolique fuit sa mélancolie,
cherche un air à aspirer, du fond de son gouffre blanc, cherche des
îles, des haltes. Il cherche à trahir sa mélancolie au nom de la
mélancolie. Par exemple, lire Beckett ou Cioran, c’est savourer le
triomphe non pas de la mélancolie, qui est là, mais de sa trahison.
Le lettré-mélancolique serait-il pervers ?
Réfléchir
autour de la mélancolie, c’est déjà la quitter. Le mélancolique
absolu se tait. C’est pourquoi je ne crois pas aux littérateurs
mélancoliques au-delà de quelques lignes ou de quelques vers. Aller
au-delà, c’est s’inscrire dans une espèce de foi ou, pourquoi
pas, cela relève de l’ordre du désir brut, assez intense pour ne
pas être pensé donc sapé à la base.
Ou
alors le mélancolique est un obsessionnel : il creuse sa propre
absence non pour trouver quoique ce soit (il n’y a rien à
trouver), mais pour persévérer dans son être, comme une écholalie
roborative. Ce qui rend les textes des mélancoliques autre
qu’ennuyeux, c’est leur faille, la trahison, le saut hors de la
mélancolie, le moment un peu soutenu où leurs auteurs sont pris, à
leur corps défendant, par quelque chose que l’on pourrait nommer
l’instinct de vie même s’il est toujours mensonger pour le
mélancolique, et provisoire. Ce quelque chose peut être la chose
littéraire ou artistique, cette chose païenne qui n’est pas de la
religion mais qui est de la foi. Quand même. Du beau mensonge.
D’où
vient la jubilation qu’un auteur mélancolique ressent à écrire ?
Beckett, selon Cioran, parlait même de joie. Cela ne m’étonne pas
mais reste énigmatique. Trouver un mot, puis deux, puis trois,
bricoler, agencer, construire dans l’irréalité de l’écriture
serait le mécano de l’écrivain. Ce serait mieux que trouver un
objet, une raison, puisque ce ne serait pas figé ni solide ni
sérieux.
D’où vient également l’agacement que le lecteur mélancolique
ressent à la lecture d’un texte « qui finit bien » ou
qui, du fond même de la mélancolie du texte, tire une note, une
seule, d’espoir ? ce serait comme si le texte mélancolique se
sabordait, flanchait, rejoignait le « réel » en fin de
compte, le « réel » des autres –les vivants, les
vivaces- à savoir l’illusion qu’il y aurait quand même ,
peut-être , quelque
chose…
Les
« vrais » mélancoliques sont silencieux ou aliénés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire