Aujourd’hui
le chien est mort. Hier Germaine l’a ramené, porté dans ses bras.
Ce chien-là, il n’avait plus beaucoup à vivre. Son regard c’était
ce tremblement infini et par instants cet effort d’espérance :
tenir encore, avancer coûte que coûte. On aurait dit un marathonien
exténué à la fin du parcours, presqu’à la fin du parcours mais
- pour qui, on ne sait pas - le marathonien continue coûte que
coûte, peu à peu se disloquant, les membres déjetés, la
souffrance invraisemblable d’être ainsi portée à bout, les
muscles tétanisés. Une torsade vivante, pour ne pas craquer
déchirée à vif, s’effondre enfin terrassée par la misère.
Vaincue coûte que coûte.
Mais
pour un chien, pour qui tenir ? Aucun orgueil.
Hier
alors, le chien allait mourir. La certitude, c’est ce qui nous fait
devenir spectateur. Il suffisait d’attendre et aujourd’hui on en
a fini avec ce chien tremblé, avec ces raidissements soudains et le
gel qu’on ne peut pas réchauffer.
Je
ne sais pas ce que c’est mourir puisqu’il s’agit d’un chien
et qu’on ne capte nulle pensée au gré des tressaillements ;
le long de leurs courbes se greffent nos mots : froid, nerfs,
muscles, maladie, usure - mais pas la peur. Même au fil de ses yeux,
la peur absente.
C’en
est fini ce matin. Je ne sais pas pourquoi Rémi m’a laissé ce
mot, avant de partir à la chasse : « J’ai trouvé
Follette morte ce matin. » Pour lui ou pour moi ?
***
L’automne
est peut-être une saison où meurent les chiens. Mais c’est une
saison particulière cette année. J’ai tenté de vivre ici, à
observer les abeilles et le travail qu’elles fournissent, à
marcher entre les pattes humides des chiens et à entendre sans
broncher leurs gémissements et leurs voix rauques. On ne fait pas
taire un chien qui décide d’être un chien. Ou alors, on se poste
face à lui, la mine et le bâton menaçants ; tremblant, le
chien muet recule sous sa niche et attend le coup, les yeux mouillés.
Les
aboiements sans fin, raffinés de tant de nuances et l’attente
ainsi postée durant des heures derrière la grille... même les
chiens un jour refusent l’alternative. Ils meurent. S’abandonnent.
Veulent toujours s’échapper. Même si tête basse, invariablement,
ils réintègrent la grille, ils creusent la terre pour caracoler au
cul des lapins. Ou ils jouent les marathoniens, à en crever.
***
Alors
qu’un chien se mourait, les fleurs, en plein soleil, leurs
largesses étalaient : parfums, arcs-en-ciel, papillons... Les
vacillements de l’air propageaient leurs couleurs, une onde de
jaunes jouait la vague et d’un pétale s’envolait une aile.
Presque jusqu'à la rivière les phasleïas proposaient leur miel aux
abeilles.
Un
miel violent aux couleurs des violettes.
L’automne
est une saison où meurent les chiens et le ciel couvre de son lait
le chien, son silence et la crête des fleurs. Je suis là, et je
sais, attentive, que cela m’a longuement manqué et longuement me
manquera.
Ce
matin, les aboiements assoiffés du Petit me transpercent les
tympans. L’écho des fusils le réveille, il sent que le lièvre
est à lui et pas cette cage. Quel mot pourrais-je griffonner à
Rémi : « On ne peut bâillonner le Petit. Mes oreilles
sont fatiguées de cela. » ?
***
Quand
je suis venue ici la saison dernière, me planter au milieu de tout
ce qui s’absentait de ma vie, j’ai embrassé le tout et j’ai
rêvé m’y faire. Cela naissait de très loin, ce n’était pas
une peine de s’y glisser et de s’en nourrir. Les champs, les
chiens et les abeilles, Rémi au centre de ce clos, accordé debout
ou penché vers la terre, c’était là où être puisqu’il n’y
avait nulle part ailleurs.
***
Sur
un livre hasardée, une abeille se frotte les pattes avant de
s’envoler pour le charbon... il est vrai que je me suis installée
au centre des fleurs, incongrue ici où je n’offre à butiner que
des mots, des pages et des cendres.
Cette
nuit, la mort de mon père, en rêve. Les nuits ont de ces
raccourcis ! C’était au tour du chien...
Chat-Mot
se cherche un nid ; le soleil en est un pendant que l’Idiot,
autre chat autres mœurs, batifole sans doute en quête d’une
femelle introuvable : ce n’est pas la saison et ce n’est
plus son pouvoir ; amoindri, ce chat a des restes d’instinct
qui lui jouent des tours.
Pourquoi
ne pas s’implanter là, à l’abri d’un clocher et d’une
réserve de bois ? Les heures se prouvent d’elles-mêmes
levées du vol désordonné des oiseaux, du bourdonnement des
corolles et de la somnolence enfin venue des chiens... C’est
l’heure du repos, d’une présence pleine, parenthèse extasiée
où vivre serait une erreur.
Les
yeux naviguent d’une vie supposée à l’autre sans cesser de
plonger. Tout vibre d’un mouvement perpétuellement pacifié et les
sens un par un entremêlés distinguent leur pâture. Tout est bon de
gourmandise. Tout prendre et ne rien laisser sauf au hasard ce
charnier qu’est un jardin où vivre tire sa substance de morts
saisonnières. Débris, lassitude, herbes mauvaises... cela pour une
victoire si légère...
Non.
Prendre tout, à pleines dents, même le charnier, comme le chat la
souris.
Mais
quel mot sur la table laisserai-je à Rémi ?
***
Refuser
de baptiser ce rêve c’est me séparer du soleil et de la mort du
chien, cesser la course aux étoiles au bleu roi du désir.
Déchirer
ce par quoi le vrai malheur arrive : l’illusion d’un
bonheur.
Sinon,
ce serait croire que la parenthèse, à elle seule est une phrase.
La
mort d’un chien évoque tout sauf le chien. En pleine nuit, le
chien - d’ailleurs ce chien était une chienne - s’est éclipsé...
***
Revenue
en ville, je n’ai que Germaine en bouche : seule sur la terre
retournée, au beau milieu d’un champ, avec à l’horizon des
fleurs mellifères - dont le nom m’échappe à présent.
Germaine,
voilà des années, combien ? (Germaine ne sait pas compter ni
lire ni écrire) Germaine a perdu son alliance « par là »
montre-t-elle. Elle pointe son doigt « par là », et de
ce doigt on ne retient que la bague énorme qu’elle ne pourra plus
jamais retirer. Les doigts enflés même si trop maigres.
L’alliance,
elle n’a pas fini de la chercher mais Germaine, c’est un oiseau ;
attendri par les chats. Son chat. Rarement un chat s’est vu tant
dorloté, on en rit sous cape en entendant le doux marmottement de
Germaine s’adressant à son chat. Un vrai rébus. Un mélange
d’équations et de formules chimiques émaillé de bulles de B.D.
Est-ce
que je pourrais apprendre à vivre, auprès de Germaine ? Quand
elle chante on prend sa peine entre les doigts et on la filtre. On en
oublie de partir en guerre. Tout s’écoule dans la torpeur des
songes : suivre Molloy sur son vélo et témoigner du monde
comme un regard seulement du bout des doigts.
***
La
nuit se dépose brindille à brindille. Est-ce que les abeilles
travaillent la nuit ? Est-ce qu’elles retiennent encore un peu
de ciel, un peu d’or ?
C’était
la même nuit quand Rémi a enterré le chien, auprès du poirier et
auprès d’autres chiens encore. « C’est dix ans d’une
vie » a-t-il conclu. Celle des tonnes de terre à soulever pour
que le moindre geste soit un geste. Et personne à sa place ne peut
pelleter la terre.
Le
chien ne sait rien des pensées qui s’agitent. Usé par la chasse,
les renards traqués, épuisé par les ronces. Traqué lui-même.
Pas
loin du trou aux chiens, on aurait pu voir l’alliance briller si on
avait regardé alors de ce côté-là. René a laissé la bêche, je
lui ai pris la main et personne n’a jamais reparlé de Follette.
***
Assise,
à l’étage, sur le rebord de la fenêtre, je fume et j’attends
le retour du chasseur. Je surplombe les fleurs, le ciel même et
presque le bruit des voitures un peu plus loin.
Pauvre
chien qui ne cesse de gémir. Je ne sais pourquoi celui-là n’est
jamais plus convié au carnaval des lapins.
Ce
matin, alors que la lumière frôlait la table en bois, le bol de
café sur la table en bois et les tartines de miel, l’Idiot
miaulait derrière la vitre, un mulot entre les dents. Comme s’il
s’agissait que nous déjeunions de concert, chacun selon nos us et
coutumes et chacun respectant pacifiquement la sauvagerie de l’autre.
***
Rémi
ressemble à sa maison ; dans chacune des pièces et jusqu’au
grenier, les armoires sont remplies d’objets, de papiers, de draps,
de photos. On peut remonter très loin dans le temps à force de
fouiller dans les tiroirs et au fond des étagères. C’est de
l’histoire empilée là au hasard et qui meurt de ne pas mourir.
Plusieurs générations ont vécu là dans le silence respectif et
codé, on peut retrouver chacun à travers quelques objets
particuliers mais sans lien entre eux : une alêne de
cordonnier, un crucifix, une boîte à couture, un livre de
comptes...
Même
disparus ou en-allés, les gens de cette maison ont gardé leur
place, on ne les a pas enterrés vifs avec tout l’arsenal de leur
vie. Leurs absences même, pour les rares qui ont connu d’autres
lieux, leurs absences ils les ont déposées là : carnets
d’Allemagne et lettres à une femme. Poésie si maladroite que je
me demande si les sentiments traduits ne sont pas eux aussi des
imitations maladroites.
La
maison c’est comme une grange ; on y entasse, on
l’approvisionne, on y dort - mais c’est dehors que la vie prend
forme, naît et meurt.
***
Midi
et demie. Le vieux doit s’être encore perdu dans les garennes. Il
ne lâche pas le lapin et n’entend pas les appels des chasseurs ;
la vieillesse a de bienheureuses surdités, elle poursuit son gibier
sans relâche, sans aucune curiosité pour tout ce qui n’est pas
son objet. Ce chien est un îlot de sagesse.
Rémi
ne comprend pas que je puisse rester à la maison le matin et que je
ne m’y ennuie jamais.
Il
y a du soleil sur le lit ; je me glisse dans cette chaleur dorée
et c’est à peine si le vent m’atteint. Peut-être finirai-je par
devenir un chat livré au bonheur indifférent de tous les sens.
***
La
fleur à l’intérieur du ventre s’épanouit à jamais. Tous les
gestes d’avant, sous la corolle des jours et des nuits se sont
fanés. Rémi a remis à l’eau son bateau et à nouveau s’est
attelé à la course aux essaims. Ses nuits, par le sel de tous les
gestes à inventer pour ne pas mourir et ne pas céder, sont rongées.
Ne pas fermer les yeux de la nuit, c’est refuser le flot des
parfums et la forme des galets au creux de la main.
Je
suis partie, laissant là les chats, la morsure et le rebord de la
fenêtre. Je sais et ce savoir est un poison que cela m’a
longuement manqué et longuement me manquera. Ce goudron emmaillote
le cœur et alourdit le sang, pèse tout son poids d’athlète sur
les papillons des sens.
Tous
les animaux des bords de l’Aulne rôdent autour de moi, et
m’épient.
1988-89 ?
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